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11/09/2023

"Un roman français" (Frédéric Beigbeder) : critique IV

Frédéric Beigbeder décrit au chapitre 16, « Jours enfuis à Neuilly », son enfance dorée près du Bois de Boulogne, « identique (dans les années soixante) à celui décrit par Proust au début du siècle » : la Bentley de son père, le polo, le tennis, l’hippodrome… « parce que nous ignorions notre chance, parce que ce conte de fées ne pouvait pas durer » (page 118). C’est l’un des meilleurs passages du livre ; F. Beigbeder fait allusion au « Jardin des Finzi-Contini » de Vittorio de Sica et nous, lecteurs, nous pensons aussi au « Guépard », au « Monde d’hier » et aux « Allumettes suédoises » de Robert Sabatier, toutes proportions gardées naturellement.

Le chapitre 19, « Les non-A de Van Vogt et le A de Fred » est lui aussi passionnant ; il y raconte ses passions littéraires quand il était enfant : la science-fiction, puis les polars, pour culminer – quel provocateur – avec les San Antonio : « Quel feu d’artifice ! (…) Tout était rocambolesque mais sonnait vrai (…) À ce jour, je n’ai pas trouvé de meilleure définition de ce qu’apporte la littérature : entendre une voix humaine. Raconter une aventure n’est pas le but, les personnages aident à écouter quelqu’un d’autre, qui est peut-être mon frère, mon prochain, mon ami, mon ancêtre, mon double. En 1979, San Antonio m’a mené à Blondin, puis Blondin m’a conduit à Céline, et Céline à Rabelais, donc à tout l’univers » (pages 145 et 146). « Depuis je n’ai cessé d’utiliser la lecture comme un moyen de faire disparaître le temps, et l’écriture comme un moyen de le retenir » (page 147). Comme il ne cesse de reconstituer son passé, Proust n’est pas loin, le style mis à part : « L’être humain est un explorateur, peut-être qu’à partir d’un certain âge, il cesse de regarder devant lui, et se retourne. S’il s’est reproduit, il dispose alors d’un guide pour se revisiter » (page 171).

Les chapitres suivants nous renvoient dans les années 60 et 70, dans un milieu friqué et foutraque (celui de son père après le divorce) et dans celui organisé et prévisible de sa mère. Ces marques-là, ces objets-là, ces manies de pré-ados (enregistrer des chansons sur des cassettes…), nous les avons connus !

Toujours cette alternance de chapitres, l’un enjoué, l’autre glauque… Le numéro 31, « Dépôt légal » est tout bonnement effrayant. Il dénonce les conditions de détention provisoire au Dépôt, prison sordide jouxtant le Palais de Justice de Paris, en plein cœur de l’Île de la Cité. Il faut le lire pour y croire, cela fait penser au « Je, François Villon » de Jean Teulé ! Un pourrissoir d’humains, dit-il, une horreur…

Dans « Songes et mensonges », il décrit avec beaucoup de lucidité et de tendresse les conséquences, non pas tellement du divorce de leurs parents, mais de la façon dont ils leur ont caché la vérité, par amour pour eux. Et là, on songe au livre « Il reviendra » de Philippe Châtel, ce sont les mêmes blessures… "Il reviendra" (Philippe Chatel)

En passant, je note qu’il est allé en vacances avec son père sur l’île de Nevis (Antilles britanniques), ce qui m’évoque une aventure personnelle rocambolesque qui aurait pu se terminer mal (mais qui a coulé l’armateur grec concerné). Certains de mes lecteurs savent de quoi il s’agit.

Avant l’épilogue, on apprend encore qu’il a vécu souvent à New-York, où son père avait acheté un loft dans la Museum Tower et où il organisait des afters sur les roofs

Et voilà, 43 courts chapitres plus loin, Frédéric Beigbeder nous offre un Épilogue dans lequel il apprend à sa fille à faire des ricochets sur l’eau avec un galet ; la boucle est bouclée, il a retrouvé son passé dans sa tête et aussi en vrai puisqu’il refait les gestes qu’avait faits pour lui son grand-père, au même endroit, tant d’années auparavant.

Et nous, nous sommes au bout de notre lecture… Ce qu’on peut dire de ce « roman français », c’est que c’est un récit autobiographique, l’histoire reconstituée d’un enfant gâté (malgré le divorce de ses parents) à travers l’expérience traumatisante d’une garde à vue de quelques jours. Au gré des chapitres, on passe de l’intérêt à l’agacement et vice versa, et ce n’est guère étonnant car le livre est comme son auteur : brillant, puéril, sincère, vantard, désarmant, horripilant, foutraque, désordonné, insoumis, iconoclaste, paillard, sensible.

Bien sûr que ça nous intéresse des destins familiaux comme le sien, on est tous un peu curieux, voire voyeur, et le livre est bien construit. Son style est simple, direct, moderne, et signalons que notre auteur a le génie des formules compactes, reposant souvent sur des oxymores ou des paradoxes, pour conclure un chapitre. Par exemple celle-ci : « En 1972, nous avons vu naître nos parents ». Sans doute pas suffisant pour avoir envie de garder le livre pour le relire mais plaisant.

En outre, un homme qui a adoré, enfant, le A de Fred, peut-il vraiment être inintéressant 

PS. Ah, j’allais oublier… « Un roman français » a obtenu le prix Renaudot en 2009…

06/09/2023

"Un roman français" (Frédéric Beigbeder) : critique III

Le chapitre « Révélations sur les Lambert » m’a mis mal à l’aise. Il raconte à l’envi les actes de bravoure de ses grands-parents paternels à Pau, qui auraient sauvé quantité de Juifs pendant la guerre, en les hébergeant soit chez eux, soit dans leurs sanatoriums, pour conclure benoîtement qu’il n’y en avait aucune preuve. Peu importe, sa famille, a été admirable : un monarchiste à la Maurras mais « Juste parmi les nations » par décret de Frédéric Beigbeder, d’un côté, un résistant tardif mais réel combattant, de l’autre. Il résume sa philosophie de la vie de la façon suivante : « On pouvait être héroïque et hypocrite, héroïque et mondain, héroïque bien que riche, héroïque sans en mourir » (page 89). C’est sans doute vrai mais alors, pourquoi en faire des tonnes ? Ces mémoires ne sont pas une tranche d’histoire contemporaine, mais une apologie pro domo.

Homme à l’ancienne, il n’en finit pas de mentionner les célébrités qui croisent sa famille : en plus de P.-J. Toulet, Francis Jammes et Paul Valéry déjà cités, Marisa Berenson, Arnaud de Rosnay, Deborah Kerr… (page 75), François Bayrou et la princesse de Faucigny-Lucinge, née Ephrussi (page 86), Pierre Fresnay qui rencontre sa mère à Neuilly (page 111), les frères Bogdanoff qui fréquentent les cocktails de son père et qui l’invitent à leur émission de télé, le pilote Jacques Laffitte qui conduit l’Aston Martin de son père sur l’autoroute entre Biarritz et San Sebastian (page 205), ni de rappeler une ascendance censée être prestigieuse : Granny – son arrière-grand-mère – descendrait du dramaturge anglais George Bernard Shaw, son père serait l’un des importateurs en France du métier de chasseur de tête, …

Mais, a contrario, F. Beigbeder multiplie les anecdotes dans lesquelles il se rabaisse, se montre ridicule, caricature son physique ou ses réactions. Témoin, la narration de ses premières aventures amoureuses et sexuelles : « J’étais tout de même fier d’avoir franchi une étape : tourner ma langue dans d’autres appareils dentaires que le mien (…) J’ai découvert à Montaigne ce que serait mon adolescence : une litanie d’amours muettes, un mélange de douleur exacerbée, de désir dispersé, d’insatisfaction masquée, de timidité absolue, une suite de déceptions silencieuses, une collection de coups de foudre non réciproques, de malentendus, de rougissements intempestifs et vains. Ma jeunesse consisterait principalement à regarder le plafond de ma chambre en écoutant If you leave me now(Chicago) et I’m not in love (10cc) » (pages 105 et 106). Curieux, ce besoin de se flageller en public ! C’est peut-être cela être écrivain… ou alors ce « roman français » est vraiment un roman et tout y est inventé… et dans ce cas, j’aurai été bien attrapé !

Homme moderne, il aime les termes américains mais il les met parfois entre guillemets (français !) : « snuff movie » (page 12), « ghostbuster » (page 21), foot massage (page 69), la gentry (page 85), les ghetto-blasters (page 116), jet setter et successful (page 160), les ravers (page 169), un split-screen (page 210), control freak (page 226).

Plus embêtant pour moi : il explique que les deux romanciers américains Bret Easton Ellis et Jay McInerney ont eu « beaucoup d’influence sur son travail » (quel travail ?) mais « hallucine » quand le policier qui l’interroge lui apprend que Jean Giono a eu l’idée du « Hussard sur le toit » en prison, lorsqu’il fut incarcéré à la Libération ! Comment un écrivain français francophone, même si son arrière-grand-mère était américaine, peut-il hiérarchiser de la sorte le Panthéon littéraire ?

Plus grave encore évidemment est la désinvolture avec laquelle il lui dit complaisamment que son usage de stupéfiants « était une quête de plaisir fugace ». C’est sans doute vrai mais est-il normal de consigner cela dans un livre autobiographique de grande diffusion ? C’est l’origine du léger malaise qui nous accompagne tout au long de son « roman », malgré son indéniable humour et ses anecdotes intéressantes sur des modes de vie aujourd’hui révolus (encore que… ?). « J’expose mon désaccord avec une société qui prétend protéger les gens contre eux-mêmes, les empêcher de s’abîmer, comme si l’être humain pouvait vivre autrement qu’en collectionnant des vices agréables et des addictions toxiques » (page 94). La réponse est oui ! Mais ce chapitre est moins univoque et subjectif que ma recension ne pourrait le laisser penser. D’abord parce que le policier lui aurait dit : « Vous ne comprenez pas les dégâts de cette merde (…) La cocaïne envahit tous les départements, les villes, les banlieues, jusqu’aux plus petits villages, les adolescents en trafiquent dans la cour de récréation ! » (page 97) et ensuite que lui-même aurait répondu : « Ce qui est en cause, c’est notre façon de vivre. Au lieu de frapper les victimes, demandez-vous pourquoi tant de jeunes sont désespérés, pourquoi ils crèvent d’ennui ; pourquoi ils cherchent n’importe quelle sensation extrême, plutôt que le sinistre destin de consommateur frustré, d’individu normalisé, de zombie formaté, de chômeur programmé (…) La cocaïne est dans mes livres non pas pour faire branché ou trash (…) mais parce qu’elle condense notre époque : elle est la métaphore d’un présent perpétuel sans passé ni futur. Croyez-moi, un produit pareil ne pouvait que dominer le monde actuel ; nous n’en sommes qu’au début de l’intoxication planétaire » (pages 98 et 99). En effet, au-delà de sa mauvaise foi et de son impudence à fondre son cas d’enfant gâté dans celui de tant de jeunes défavorisés, quelle lucidité et quelle actualité ! Cela a été écrit il y a quatorze ans ! On ne peut s’empêcher de penser aux progrès de la cocaïne visibles au grand jour et aux victimes tous azimuts de la drogue durant l’été 2023.

02/09/2023

"Un roman français" (Frédéric Beigbeder) : critique II

C’est un numéro, ce Frédéric Beigbeder ! Il s’est fait connaître par son livre « 99 francs » (Grasset, 2000) mais regardons plutôt les titres de ses autres opus (quasiment un par an depuis 1999) : « Mémoires d’un jeune homme dérangé », « Vacances dans le coma », « Nouvelles sous ecstasy », « L’égoïste romantique »… Il soigne manifestement son image de « marginal mondain », de « doux dingue », de « dandy inspiré »… Mais, bon, il écrit des romans, des chroniques et fait partie en ce moment de l’équipe de Jérôme Garcin dans « le Masque et la Plume ».

Alors, continuons de feuilleter son roman de 2009, « Un roman français ». Un lecteur me signale que « français » se réfère (selon lui) à « fier, râleur, caustique, camé, bien né, frustré, insouciant, indiscipliné, brillant, jouisseur, baratineur, cosmopolite »… Ce n’est pas mal vu !

Et le terme « roman » appliqué à ce qui est en fait un récit, une autobiographie, une confession, une introspection, une réflexion sur sa vie et sur sa famille, s’explique page 231 seulement. F. Beigbeder écrit : « Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un » et aussi « Telle est la vie que j’ai vécue : un roman français » (page 257) . Pourquoi ? Parce que sa vie a coïncidé avec l’après-deux guerres mondiales, avec « la mort de la grande bourgeoisie cultivée de province et la disparition des valeurs de la vieille noblesse chevaleresque », avec la décolonisation, avec l’avènement du capitalisme mondialisé.

Le livre commence par sa garde à vue, justement, dont il donne tous les détails et qui lui a donné l’occasion d’écrire, dans sa tête, ce récit aux allures houellebecquiennes : « Les héros de mes livres sont les produits d’une époque d’immédiateté, paumés dans un présent déraciné – transparents habitants d’un monde où les émotions sont éphémères comme des papillons, où l’oubli protège de la douleur » (page 18). Il déplore, non sans humour, de n’avoir aucun souvenir de son enfance : « J’aimerais faire le récit d’une demi-part supplémentaire sur la déclaration de revenus de mes parents » (page 21). Mais « La littérature se souvient de ce que nous avons oublié : écrire, c’est lire en soi. L’écriture ranime le souvenir, on peut écrire comme l’on exhume un cadavre » (page 21). On verra qu’en fait d’amnésie, il a des souvenirs très précis, jusqu’aux marques des jouets, des habits, des aliments de son enfance.

Le livre est construit sur une alternance de chapitres sur sa garde à vue (suite à un flagrant délit de consommation de drogue dans la rue), et sur sa quête de souvenirs pour reconstituer son enfance. Les chapitres en détention sont provocateurs et plutôt glauques, tandis que les chapitres sur son passé sont enchanteurs et délicieusement démodés (pas tous, vu que le narrateur n’a que 44 ans à ce moment-là et qu’on retrouve donc des situations et des comportements que beaucoup d’entre nous ont connus). La détention est présentée comme l’élément-déclencheur de l’écriture du livre de souvenirs.

Comme dans un film, après l’événement-choc, on raconte ce qui a conduit à l’événement, F. Beigbeder nous parle donc d’une soirée très arrosée (grands crus, innombrables shots de vodka, drogue), avec là encore une sincérité, une lucidité, une naïveté, déconcertantes (certains de ces produits sont interdits en France…). Tout cela est écrit d’une plume alerte et pleine d’humour. Extraits : « De ce petit jour date la fin de ma jeunesse interminable » (page 28), « Privé d’espace et de temps, j’habite un container d’éternité. Une cellule de garde à vue est le lieu de France qui concentre le maximum de douleur dans le minimum de mètres carrés » (page 31).

A priori il ne lui reste qu’une seule image de son enfance : la plage de Cénitz. C’est l’objet du chapitre 6, « Guéthary, 1972 ». Tout à coup, F. Beigbeder commence une (première) longue mortification, s’accusant de tous les défauts, s’estimant « transparent » à côté de son frère aîné Charles (qui sera un chef d’entreprise en vogue au moment de l’ouverture du marché de l’électricité), se peignant en enfant souffreteux, ébouriffé, « horriblement complexé par mon menton en galoche, mes oreilles d’éléphant et ma maigreur squelettique » (page 45), qui rougit dès qu’on lui adresse la parole, qui pleure devant le moindre mélo, et qui saigne du nez à tout bout de champ… C’est une sorte de leitmotiv dans le livre : s’autocritiquer, se diminuer, et cette curieuse obsession culmine au chapitre 28, « Le frère du précédent », dans lequel il proclame : « Le problème, c’est que Charles est imbattable, il est l’homme parfait. Il ne m’a donc laissé qu’une option : être un homme imparfait » (page 194). Le psychanalyste Jean-Bernard Pontalis a écrit « qu’entre deux frères peut exister de l’amour, de la haine ou de l’amitié, et parfois un mélange des trois : une passion destructrice » (dans « Frère du précédent », Gallimard, 2006). Ce chapitre est une merveille, par les oppositions systématiques qu’il décrit entre deux frères par ailleurs tellement proches ; c’est sans doute une déclaration d’amitié (et d’allégeance) éternelle à son frère aîné par livre interposé. Divan, tu n’es pas loin… et on est proche de la confession. « J’ai perdu mon père à l’âge de sept ans et mon frère à l’âge de dix-huit ans ; or c’étaient les deux hommes de ma vie » (page 204). « Les livres sont un moyen de parler à ceux auxquels on est incapable de parler » (page 239).

Le chapitre 10, « Avec famille », est une sorte de commentaire de « Familles, je vous hais ». Parents divorcés, lui-même divorcé deux fois, il tire à boulets rouges sur la vie de famille : « Une famille, c’est un groupe de gens qui n’arrivent pas à communiquer mais s’interrompent très bruyamment, s’exaspèrent mutuellement, comparent les diplômes de leurs enfants comme la décoration de leurs maisons, et se déchirent l’héritage de leurs parents dont le cadavre est encore tiède » (page 59).

Puis vient la rencontre entre ses parents, reconstituée de belle manière, d’après des photos dit-il, passionnée, romantique. Hélas, notre auteur n’a pas connu ses parents ensemble… puisqu’ils se sont séparés quelque temps après sa naissance.