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12/05/2016

Alain Mabanckou : ses leçons au Collège de France (IV)

Je n’ai pas pu aller écouter Alain Mabanckou en chair et en os au Collège de France le 12 avril 2016 ; ce n’est donc que sur internet que je l’ai vu arriver, souriant, vêtu d’une veste crème à motifs verts (ou noir, ce n’était pas évident), très seyante.

Sa leçon du jour était sur « La représentation des lettres africaines en France » et a comporté essentiellement deux parties : d’abord la question des images qui illustrent généralement les livres écrits par des Africains et ensuite le cantonnement des mêmes écrivains africains dans des « collections » spécifiques crées par les éditeurs français, peut-être avec les meilleures intentions du monde (il leur accorde le bénéfice de la bonne foi).

Je dois dire tout de suite que le ton et le fond de ce cours m’ont bien mieux convenu que les deux précédents : aucune animosité, de l’humour et surtout des éléments factuels à l’appui de ses dires.

 

L’image – en fait la photo – qui illustre les livres des écrivains africains est pour lui stéréotypée, car elle reproduit en fait celle que le lectorat est censé avoir en tête quand il s’agit d’Afrique : un appel au voyage, à l’aventure, à la ballade exotique, la magie, la sorcellerie, le mystère… Il faut promettre au lecteur une langue « orale », imagée, une Afrique tendre et violente… Un écrivain kényan a même fait la liste des ingrédients indispensables pour « parler d’Afrique » aux yeux des Occidentaux : safari, Zoulou, tambour, guérilla, primitif, tribal, etc. Les Américains utilisent systématiquement un acacia, un soleil couchant, une femme voilée pour évoquer l’Afrique. Les éditeurs collent à ce qu’ils croient être les goûts et les préjugés du public : « l’Afrique est un bloc » (alors qu’elle compte 54 pays) ; « les Africains ont le rythme dans le sang », etc.

Alain Mabanckou donne des exemples édifiants de ces pratiques : « L’enfant noir » du Guinéen Camara Laye a ainsi été édité à l’origine avec une couverture noire et un titre blanc en 1953, puis réédité avec la photo d’un enfant (ougandais !) jouant sur une route. Et idem pour ses livres à lui, qu’il n’a pas pu empêcher d’afficher des clichés en couverture (guerrière Masaï, sagaies…).

Parfois c’est la même photo (une belle jeune femme noire) qui illustre deux livres différents (« The memory of love » et « Aminata ») !

 

Son deuxième thème dans cette leçon était ce qu’il appelle la "ghettoïsation éditoriale de l’Afrique". Pour lui, malgré une évolution positive, la littérature africaine est traitée comme « étrangère » alors même qu’elle s’exprime en français : « Paris fait la fine bouche », dit-il, en la cantonnant dans des collections spécifiques comme « Monde noir », « Suites africaines », « Continent noir ».

Le résultat est une hiérarchisation officieuse qui fait que les auteurs de ces collections « noires » rêvent d’être un jour publiés dans la collection « blanche ». Et effectivement, c’est ce qui est arrivé à Ananda Devi pour « Le long désir » (collection "noire), puis « Le sari vert » (collection "blanche") ; à Scholastique Mukasonga pour « La femme aux pieds nus », puis « Cœur tambour » ; à Natacha Appanah pour « La noce d’Anna », puis « En attendant demain » ; à Sami Tchak pour « La fête des masques », puis « Al Capone le Malien »…

Alain Mabanckou a publié plusieurs tribunes dans la Presse française sur ce sujet ; il n’hésite pas à parler de « ghettoïsation » et de « stigmatisation » (mot devenu à la mode malheureusement…) ; rien à voir selon lui avec le traitement spécifique des auteurs d’Amérique latine car eux s’expriment dans une langue autre que le français.

Voilà donc sa revendication, que j’approuve totalement (et que rien n’annonçait, sauf incompréhension de ma part, dans ses premières leçons) : il faut intégrer les auteurs africains à la littérature tout court et ne distinguer que la qualité, sans s’occuper de la couleur de peau ; il n’y a aucune raison de séparer des écrivains qui écrivent dans la même langue !

D’ailleurs, contre-exemples, des livres comme « Chants d’ombre », « Le devoir de violence », « L’enfant noir », « Les crapauds-brousse » ont été publiés directement par de grands éditeurs.

 

Alain Mabanckou termina alors son intervention par une magnifique péroraison, indiquant l’importance pour lui de la langue française, qu’il a « trouvée chez lui » et qu’il utilise sans pour autant renier ses langues africaines (lingala et d’autres). Il considère qu’il crée d’abord et qu’il met ensuite une langue sur sa création. Retour explicite au thème du cours…

À suivre...

05/05/2016

Alain Mabanckou : ses leçons au Collège de France (III)

Quand il revient devant nous, le 5 avril 2016, dans le grand amphithéâtre, Alain Mabanckou, veste bleue et chapeau, semble transformé ; tout en résumant la leçon précédente et en insistant sur le rôle des femmes dans l’émergence de la négritude, il est euphorique : souriant, moins crispé et solennel qu’au début, il nous parle des nombreux courriels qu’il a reçus, se félicite de faire salle comble une fois de plus, nous vante la qualité du site internet du Collège de France (qui a mis en ligne la vidéo de ses premiers cours), et voit dans tout cela le signe de l’intérêt grandissant que la France porte à l’Afrique et à sa littérature.

Et justement, à mon grand soulagement personnel, il ne parle plus de littérature nègre mais de littérature africaine.

Mieux que cela, il place sa leçon sous les mânes de Jean Giono (l’un de ses écrivains préférés – on est au moins deux !), qui avait dit : « Le poète est un professeur d’espérance ».

Donc, ça commençait très bien ; il m’a semblé que le public vibrait… 

Alain Mabanckou reprend alors son panorama historique en distinguant quatre périodes. Et d’abord la période pré-coloniale, c’est-à-dire l’histoire de l’Afrique avant l’arrivée des Blancs. L’empire du Ghana, du VIIIè au XIIIè siècles, était contemporain de Charlemagne, tandis que celui du Mali l’était de notre Moyen-Âge. Mais il ne fallait pas céder à la surenchère en magnifiant l’Afrique, qui aurait été un continent unique, un espace de paix ! Il cite les pratiques esclavagistes arabes (lire par exemple « Le devoir de violence »). Les romans « Le pagne noir », « À la belle étoile », « Les légendes africaines » prouvent que la littérature africaine n’est pas uniquement une compilation de contes et légendes. 

Dans les années 20, c’est la période coloniale. Les romans décrivent la société coloniale et ses poncifs, du point de vue du colonisé (« Batouala »). Camara Laye publie « L’enfant noir » en 1953, qui décrit de façon idyllique les traditions africaines. Il sera critiqué.

Il s’agit à cette époque de s’engager, de critiquer l’Homme blanc et de se concentrer sur le général (et non sur des histoires individuelles). Il y a un malaise entre l’islam et l’attrait de la culture occidentale.

Bernard Dadié, avec « Climié » parle de la crise identitaire ; il faut contester et agir (lutter contre l’impérialisme de la langue française, qui conduit à l’acculturation).

Alain Mabanckou cite encore « Un nègre à Paris », « Le roi miraculé » (1958), « Une vie de boy », « Les bouts de bois de Dieu », « Le mandat ».

Cependant tous les livres ne critiquent pas le colonisateur ! 

Les années 60 sont celles des indépendances africaines.

« Les soleils de l’indépendance », « La vie et demie », « Le pleurer-rire » sont des armes anti-dictatures mais les nations africaines sombrent dans le chaos ; les violences sont encore pire que pendant la colonisation. « La grève de batou » raconte la vie des mendiants dans les rues de Dakar. Et voici d’autres livres « Elle sera de jaspe et de corail », « Une si longue lettre ». Léonora Miano avec « La saison de l’ombre » dénonce la complicité de certains avec les colonisateurs. 

Et c’est l’époque de l’immigration, celle des Africains noirs en Europe.

Afrique sur Seine le livre.jpgOdile Cazenave écrit « Afrique sur Seine » et Sami Tchak « Place des fêtes » en 2001 (être libre, refuser la tradition, échanger avec les Africains de France). Les personnages y sont plutôt désespérés. Le Suisso-gabonais (sic) Bessora publie « 53 cm ».

Les autres thèmes traités sont la littérature-monde, le génocide du Rwanda, la contestation de l’hégémonie de Paris sur la littérature.

 

Mais comment sont donc reçues les littératures africaines ?

Afrique sur Seine le film.jpg

 

À suivre

28/04/2016

Alain Mabanckou : ses débuts au Collège de France (II)

Je suis donc allé écouter sa première leçon.

À 13 h 40, la magnifique salle « Marguerite de Navarre » du Collège de France est déjà comble ; une majorité de têtes chenues et sans doute de nombreux professeurs de français, tous « sages comme des images ».Marguerite de Navarre.jpg

Le professeur Mabanckou arrive, légèrement en retard ; veste bleue très seyante, lunettes moins « clown » que sur les photos du site, souriant, à l’aise.

En ce qui me concerne, j’attends un cours de littérature contemporaine africaine, voire afro-antillaise ou afro-créole.

Au lieu de cela, Alain Mabanckou reprend le concept de « négritude », apparu en France dans les années 30 par l’entremise d’Aimé Césaire en réaction au système d’assimilation des Noirs d’Afrique et des Antilles françaises qui prévaut à l’époque. Il ne quittera plus ce thème pendant les 75 minutes de sa leçon, se limitant à une présentation historique de l’émancipation progressive, sur plus d’un siècle, des écrivains noirs, du contexte colonial.

On apprend que les prémisses de ce concept sont à rechercher dans le « souffle haïtien » qui date de l’indépendance au début du XIXème siècle (Le nouvel Académicien Denis Laferrière rappelle que la littérature haïtienne est ancienne et centrée sur l’histoire de l’île) et dans le mouvement américain impulsé par William Dubois (1868-1963), auteur de « L’âme noire » et émigré au Ghana, qui donnera « la renaissance de Harlem » (1918-1928). 

Focalisant son propos sur la France, Alain Mabanckou cite René Maran (« Batouala, véritable roman nègre », prix Goncourt 1921), Blaise Cendrars (« Anthologie nègre »), puis analyse longuement les revues – à durée de vie souvent très courte – fondées à cette époque par les précurseurs (Senghor, Césaire, Damas) : « La revue du monde noir » (six numéros), « Légitime défense » (un numéro), « L’étudiant noir », dans lequel Aimé Césaire, « en quête dramatique de l’identité » affiche la primauté de la culture sur la politique…

Un peu plus tard, ce sont des écrivains blancs qui soutiennent cet effort d’émancipation : André Breton préface « Cahier d’un retour au pays natal » (1939) d’Aimé Césaire, tandis que Jean-Paul Sartre fait de même pour « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française » (1948) de Léopold Senghor. 

Suit un moment de lexicographie qui établit la différence entre « négritude » (manière d’être des nègres) et « négrité » (ensemble des valeurs des nègres). (Remarque : on est choqué aujourd’hui par l’emploi du mot « nègre » mais, apparemment, il ne faut pas).

Alain Mabanckou dénonce l’ignorance du rôle pourtant important des femmes (noires) dans cet essor de la négritude ; la photo qu’il montre du Congrès des écrivains noirs en 1956, à la Sorbonne, est éloquente ! Une seule femme (au premier rang néanmoins…) dans une assemblée d’hommes.

Et dans les cinq ou dix dernières minutes, il se fait l’écho des contradicteurs, des intellectuels noirs qui ne se reconnaissent pas dans le concept de négritude et préfèrent se considérer comme des humains dans un monde globalisé.

Pour un esprit scientifique comme le mien (mais je pense qu’un juriste penserait de même), un exposé aussi déséquilibré entre les droits de la défense et ceux de l’accusation, est choquant, sauf à être certain qu’effectivement les contradicteurs ont été ultra-minoritaires. Béotien, je suis moi aussi perplexe devant un mouvement littéraire dont l’identité semble reposer sur une couleur de peau… Je sais bien que la colonisation avait étouffé, pour ne pas dire plus, toute tentative d’expression non européenne ou non occidentale. Mais était-ce pour autant le bon angle d’attaque ?

Quant à l’exposé, j’aurais nettement préféré qu’il se donnât pour but de nous montrer, citations à l’appui, les spécificités et les beautés de la littérature africaine et créole francophone… C’est peut-être pour la suite du cours !

À suivre...