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18/09/2023

"Confession d'un hétérosexuel dépassé" (Frédéric Beigbeder) : critique II

En juin 2021, juste après la fin du confinement, il est sur scène pour « beugler les passages les plus nihilistes de ses livres » et s’échappe ensuite vers Carcassonne pour essayer de surmonter la fin de l’enfermement en s’isolant à l’abbaye Saint Marie de Lagrasse. En passant notons qu’il ne résiste jamais au plaisir d’un calembour : « Les chanoines blancs de Lagrasse vivent dans une faute d’orthographe : pourquoi ne pas assumer de vivre dans la grâce, en deux mots ? » (page 62). En passant également, retenons cette remarque qu’il a empruntée au sociologue François Dubet : « C’est l’absence de structures, depuis les années 70, qui était responsable de leur mal de vivre. Les inégalités étaient moins douloureuses, les injustices moins pénibles quand la société était tenue par des institutions fortes et des solidarités de classe » (page 62).

Il se rappelle que c’est sa troisième retraite, toujours liée à l’écriture : « Écrire accélère le passage du temps, aide à penser, emmène dans des zones imprévues (…) Écrire, c’est retranscrire une dictée qui vient de plus haut que soi (…) Tout écrivain est habité. On écrit pour s’explorer, apprendre qui l’on est. On écrit pour savoir ce qu’on va écrire (…) Toute ma vie, si j’ai fréquenté des lieux distrayants, c’était pour éviter d’écrire » (page 66). Il raconte brièvement l’histoire de l’abbaye, dont un tiers reste occupé par une librairie proche des éditions Verdier… tiens, c’est justement l’éditeur de Pierre Michon dont je viens de commencer un livre, en parallèle avec ce compte rendu de lecture ! Synchronicité ? Ce n’est pas tout ; plus loin, page 105, F. Beigbeder nous proposera une révision accélérée de l’histoire contemporaine telle qu’on ne nous l’a pas enseignée à l’école : « L’Algérie en 1830 est une conquête militaire qui coûte plus d’argent qu’elle n’en rapporte. C’est aussi, comme le dit Mathieu Belezi, une histoire folle, démesurée, ignoble ». Tiens, c’est justement le dernier livre de Mathieu Belezi, « Attaquer la terre et le soleil » que je viens de terminer… Synchronicité ?

Ce chapitre « Le refuge » est le meilleur du livre, c’est un beau témoignage de reconnaissance envers ces moines qui l’ont accueilli et accompagné, une défense et illustration du catholicisme qui a baigné son enfance. Voici sa chute : « À présent que je suis de nouveau noyé dans le tumulte, au fond de mon maelstrom contemporain, de nouveau étourdi et cerné, je me souviens que, quelques part den Languedoc, des hommes en robe blanche continuent chaque jour de chanter sous une nef gothique les mêmes hymnes immatériels, pour les siècles des siècles. Penser à ces hommes agenouillés m’aide à tenir debout » (page 85).

Le monastère n’a pas suffi à sa rédemption ; il enchaîne avec un stage à Fréjus au Régiment d’infanterie de marine, dont la narration lui donne l’occasion d’une amusante mise en perspective avec le Festival de Cannes dont il s’échappe. C’est vraiment à se demander, à lire son soulagement de retrouver un cadre structuré (l’armée), pourquoi donc il retombe périodiquement dans ces milieux superficiels et « déjantés », pour rechercher ensuite une ascèse, un enfermement… S’en suit un long paragraphe sur la colonisation, « à la fois un crime imprescriptible et une source inépuisable d’inspiration littéraire » (page 109).

Le dernier chapitre est consacré à « Un désir effrayant ». Il est censé décrire – et confirmer ce que clament à l’envi les féministes les plus radicales – ce qui serait l’obsession et la souffrance permanente des hétérosexuels comme lui : le sexe. Curieuse autoflagellation et hâtive généralisation : « Si les femmes pouvaient lire dans nos pensées, elles seraient terrorisées (…) La pornographie qui occupe notre cerveau est inconcevable, illimitée, c’est une orgie sadienne » (page 129), « Le désir masculin parle d’amour surtout pour le faire » (page 138) ! Un grand délire.

De fil en aiguille (si j’ose écrire), F. Beigbeder dézingue Annie Ernaux, récent et improbable Prix Nobel de littérature : « (Elle) a réussi à fabriquer une œuvre à la fois creuse et plate. Les physiciens s’interrogent encore sur la possibilité d’un tel artefact » (page 134). Et on retombe dans le people…, pour partir vers autre chose subitement : une défense appuyée de l’hétérosexualité, avec tous les détails nécessaires ; là on ne rigole plus, l’ironie du début de chapitre est rangée au vestiaire (si l’on peut dire) ; ce livre est décidément un bric-à-brac mais sérieux. Il y a de belles pages dans ce dernier chapitre mais quel foutoir, le coq et l’âne à tour de rôle ! Et pour conclure : « Il n’existe donc aucun moyen de résister à notre fuite en avant vers un précipice béant. Il me reste à vous remercier de votre attention en vous souhaitant, à toutes et à tous, une agréable apocalypse » (page 164).

Comme toujours, mais ce n’est que le deuxième ouvrage de F. Beigbeder que je lis, l’attrait du livre tient à sa variété de sujets, à son rythme, à ses références fréquentes à des gens ou des œuvres connus (en littérature ou au cinéma), à son sens de l’humour et de l’autodérision, tandis qu’on se lasse à force, de cette confusion des genres, de ce dandysme, de cette désinvolture, de cette superficialité, de ces enfantillages parfois, du relâchement linguistique de certains passages (langage de corps de garde, vocabulaire de chambrée…),  de la quasi-invraisemblance des errements de son auteur. Des sujets graves presque traités à la rigolade, pourquoi pas, mais pas trop tout de même ! Ni roman ni souvenirs ni reportage ni essai ni traité ni témoignage… c’est un peu du Paris Match rédigé et allongé. Ce n’est pas vraiment un livre, c’est une sorte de compilation d’articles de presse très longs. Frédéric Beigbeder pourra-t-il récidiver avec le même cocktail ? Il a raconté sa vie en long et en large, semble-t-il ; la ficelle est maintenant usée.

Verdict : ça se lit…

14/09/2023

"Confession d'un hétérosexuel légèrement dépassé" (Frédéric Beigbeder) : critique I

En 2023, quatorze ans après « Un roman français », Frédéric Beigbeder publie « Confession d’un hétérosexuel légèrement dépassé » (Albin Michel), sachant que deux des chapitres de ce livre avaient déjà paru en 2021 et 2022. L’auteur nous livre cinq confessions : Moi aussi, je suis une victime, Adieu la coke, Le refuge, Un chaos structuré et Un désir effrayant.

Cela commence par sa maison et sa voiture « taguées », et son traumatisme d’avoir assisté à une attaque à main armée au bar du Ritz, qu’il relie au diagnostic de diabète qui a suivi. Le problème avec F. Beigbeder, c’est qu’il mélange tout : ses prises de position libertaires, ses ennuis de santé, ses démêlés avec son assureur, avec les féministes et les wokistes, sa carrière médiatique, son comportement en tant que juré de Cour d’assises, ses conseils aux femmes agressées, les déclarations graves, les protestations de féministe convaincu et les traits d’humour, les détails sur sa vie privée et sa propre victimisation d’enfant… Mais au moins, dans ce livre, il ne parle pas de roman, « il souhaite dialoguer, débattre et faire la paix, afin que plus personne ne vienne cultiver mon jardin avec des bombes de peinture indélébile » (page 34).

Dans « Adieu la coke », il raconte son expérience de cocaïnomane repenti… Certaines phrases résonnent terriblement : « La démocratisation de ce produit a pris quatre décennies et aujourd’hui le briseur de soucis cher à Freud est partout, dans les campagnes, dans le milieu ouvrier, à moindre coût, coupé au laxatif, aux amphétamines… Le glamour s’est envolé, il ne reste que ses ravages : overdoses, dépressions nerveuses, infarctus, AVC, cancers de l’estomac ou du côlon, chômage et violences conjugales, trafics à l’arme lourde et peines de prison ferme. La coke a pénétré la France périphérique ». Et, comme toujours chez Beigbeder, avalanche de lieux dits branchés (les Bains…) et de vedettes d’ici et d’ailleurs : De Niro, Polansky, Keith Richard, Françoise Sagan et « Mon sosie Pierre Palmade a parfois annoncé trop tôt sa victoire » (pages 44 et 45).

Pour autant, plusieurs pages méritent d’être lues. Par exemple : « La cocaïne est une métaphore assez exacte de l’addiction de l’humanité au pétrole. On sait que c’est mal, que ça nous détruit, mais au moment de faire le plein d’essence, on pense à autre chose. L’être humain est très doué pour se sentir coupable… sans changer de vie. Ma décision de quitter Paris en 2017 fut mûrement réfléchie. En m’éloignant des tentations, j’ai peut-être sauvé ma vie » (page 46). « J’ignore pourquoi je n’ai jamais complètement plongé : un mélange d’éducation provinciale, de culpabilité catholique, de trouille d’hypocondriaque et de discipline littéraire ? Chaque jour, je voulais écrire, malgré tout. La littérature m’a peut-être protégé (…) » (page 47).

Il s’aperçoit en 2005 que la prise de cocaïne n’est plus « à la mode » et il arrête au milieu des années 2010 par ennui : « Il existe de meilleurs procédés pour lutter contre l’ennui : le vin de Meursault, les romans, le jardinage… » (page 51). « Depuis 2013, la coke n’est plus un attribut d’ascension sociale, plutôt un symptôme de la fin du capitalisme » (page 52). Un peu contradictoire tout de même avec l’assertion plus haut qu’elle s’est diffusée partout…

Beau plaidoyer de repenti en tous cas, aux images fortes : « La réalité n’est pas toujours palpitante, et l’on aimerait tous être quelqu’un d’autre, de meilleur, mais soi-même est le seul endroit où l’on peut habiter. On ne déménage pas du monde réel ; there is no planet B ». Reste à savoir s’il est de nature à convaincre les plus jeunes de ne pas faire ce qu’il a fait mais de faire ce qu’il dit…

11/09/2023

"Un roman français" (Frédéric Beigbeder) : critique IV

Frédéric Beigbeder décrit au chapitre 16, « Jours enfuis à Neuilly », son enfance dorée près du Bois de Boulogne, « identique (dans les années soixante) à celui décrit par Proust au début du siècle » : la Bentley de son père, le polo, le tennis, l’hippodrome… « parce que nous ignorions notre chance, parce que ce conte de fées ne pouvait pas durer » (page 118). C’est l’un des meilleurs passages du livre ; F. Beigbeder fait allusion au « Jardin des Finzi-Contini » de Vittorio de Sica et nous, lecteurs, nous pensons aussi au « Guépard », au « Monde d’hier » et aux « Allumettes suédoises » de Robert Sabatier, toutes proportions gardées naturellement.

Le chapitre 19, « Les non-A de Van Vogt et le A de Fred » est lui aussi passionnant ; il y raconte ses passions littéraires quand il était enfant : la science-fiction, puis les polars, pour culminer – quel provocateur – avec les San Antonio : « Quel feu d’artifice ! (…) Tout était rocambolesque mais sonnait vrai (…) À ce jour, je n’ai pas trouvé de meilleure définition de ce qu’apporte la littérature : entendre une voix humaine. Raconter une aventure n’est pas le but, les personnages aident à écouter quelqu’un d’autre, qui est peut-être mon frère, mon prochain, mon ami, mon ancêtre, mon double. En 1979, San Antonio m’a mené à Blondin, puis Blondin m’a conduit à Céline, et Céline à Rabelais, donc à tout l’univers » (pages 145 et 146). « Depuis je n’ai cessé d’utiliser la lecture comme un moyen de faire disparaître le temps, et l’écriture comme un moyen de le retenir » (page 147). Comme il ne cesse de reconstituer son passé, Proust n’est pas loin, le style mis à part : « L’être humain est un explorateur, peut-être qu’à partir d’un certain âge, il cesse de regarder devant lui, et se retourne. S’il s’est reproduit, il dispose alors d’un guide pour se revisiter » (page 171).

Les chapitres suivants nous renvoient dans les années 60 et 70, dans un milieu friqué et foutraque (celui de son père après le divorce) et dans celui organisé et prévisible de sa mère. Ces marques-là, ces objets-là, ces manies de pré-ados (enregistrer des chansons sur des cassettes…), nous les avons connus !

Toujours cette alternance de chapitres, l’un enjoué, l’autre glauque… Le numéro 31, « Dépôt légal » est tout bonnement effrayant. Il dénonce les conditions de détention provisoire au Dépôt, prison sordide jouxtant le Palais de Justice de Paris, en plein cœur de l’Île de la Cité. Il faut le lire pour y croire, cela fait penser au « Je, François Villon » de Jean Teulé ! Un pourrissoir d’humains, dit-il, une horreur…

Dans « Songes et mensonges », il décrit avec beaucoup de lucidité et de tendresse les conséquences, non pas tellement du divorce de leurs parents, mais de la façon dont ils leur ont caché la vérité, par amour pour eux. Et là, on songe au livre « Il reviendra » de Philippe Châtel, ce sont les mêmes blessures… "Il reviendra" (Philippe Chatel)

En passant, je note qu’il est allé en vacances avec son père sur l’île de Nevis (Antilles britanniques), ce qui m’évoque une aventure personnelle rocambolesque qui aurait pu se terminer mal (mais qui a coulé l’armateur grec concerné). Certains de mes lecteurs savent de quoi il s’agit.

Avant l’épilogue, on apprend encore qu’il a vécu souvent à New-York, où son père avait acheté un loft dans la Museum Tower et où il organisait des afters sur les roofs

Et voilà, 43 courts chapitres plus loin, Frédéric Beigbeder nous offre un Épilogue dans lequel il apprend à sa fille à faire des ricochets sur l’eau avec un galet ; la boucle est bouclée, il a retrouvé son passé dans sa tête et aussi en vrai puisqu’il refait les gestes qu’avait faits pour lui son grand-père, au même endroit, tant d’années auparavant.

Et nous, nous sommes au bout de notre lecture… Ce qu’on peut dire de ce « roman français », c’est que c’est un récit autobiographique, l’histoire reconstituée d’un enfant gâté (malgré le divorce de ses parents) à travers l’expérience traumatisante d’une garde à vue de quelques jours. Au gré des chapitres, on passe de l’intérêt à l’agacement et vice versa, et ce n’est guère étonnant car le livre est comme son auteur : brillant, puéril, sincère, vantard, désarmant, horripilant, foutraque, désordonné, insoumis, iconoclaste, paillard, sensible.

Bien sûr que ça nous intéresse des destins familiaux comme le sien, on est tous un peu curieux, voire voyeur, et le livre est bien construit. Son style est simple, direct, moderne, et signalons que notre auteur a le génie des formules compactes, reposant souvent sur des oxymores ou des paradoxes, pour conclure un chapitre. Par exemple celle-ci : « En 1972, nous avons vu naître nos parents ». Sans doute pas suffisant pour avoir envie de garder le livre pour le relire mais plaisant.

En outre, un homme qui a adoré, enfant, le A de Fred, peut-il vraiment être inintéressant 

PS. Ah, j’allais oublier… « Un roman français » a obtenu le prix Renaudot en 2009…