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12/11/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique VII

Roman-fleuve, roman polyphonique, « Les Misérables » est bien autre chose, bien plus que l’histoire de Jean Valjean et de Cosette, celle que l’on raconte aux enfants. Les personnages sont nombreux, la caméra regarde partout et en détaille particulièrement certains. Tel Marius, fils d’un grognard de Napoléon renié par son propre père et conséquemment fâché avec son grand-père. Par fidélité à son père, il devient fou de l’Empereur, qu’il pare de toutes les qualités : « Il fut le constructeur prédestiné du groupe français succédant au groupe romain dans la domination de l’univers. Il fut le prodigieux architecte d’un écroulement, le continuateur de Charlemagne, de Louis XI, de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV et du comité de salut public, ayant sans doute ses taches, ses fautes et même son crime, c’est-à-dire étant homme ; mais auguste dans ses fautes, brillant dans ses taches,  puissant dans son crime. Il fut l’homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations à dire : la grande nation. Il fut mieux encore ; il fut l’incarnation de la France (…) » (page 374).

Et Hugo décrit les mouvements qui vont jeter la Restauration et les Bourbons dans la Monarchie de Juillet, en 1830. C’est une fois de plus l’occasion pour lui d’écrire ces phrases bien balancées : « L’incubation des insurrections donne la réplique à la préméditation des coups d’état » (page 392) et de brosser plusieurs portraits à petites touches, toutes choses dans lesquelles il excelle : « Il avait la prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la lèvre supérieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut (…) Il était sévère dans les joies. Devant tout ce qui n’était pas la république, il baissait chastement les yeux. C’était l’amoureux de marbre de la Liberté » (page 393).

Nous voici arrivés au terme de notre commentaire du Tome II… Marius est tombé amoureux de Cosette, et Hugo nous décrit, en moins de pages que ne le fera Proust, les affres de la passion. On apprend encore que le pluriel de « piédestal » est « piédestaux » (pluriel normal) – on l’avait oublié, à force de n’entendre plus que « festival » et « carnaval » – et que l’expression « à la brune » ne date pas d’hier (page 477). Et entrent en scène les bandits des bas-fonds de Paris, le quatuor Patron-Minette, ainsi dénommé parce qu’il terminait sa besogne à l’aube (nous avons retenu Potron-Minet pour désigner le matin). Mais la leçon d’argot viendra dans le Tome III…

09/11/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique VI

Dans le chapitre III du livre troisième, Hugo décrit le salon de Mme de T. Nous sommes sous la Restauration, 1830 est proche. Sa description est somptueuse ; on ne connaît plus rien naturellement de ces us et coutumes, et encore moins des personnages mis en scène ; mais le tableau est tellement détaillé, le pinceau tellement précis, que l’on s’y croirait. Chacun des participants est croqué brièvement par l’un de ses travers ou l’une de ses manies.

La langue utilise des expressions qui nous sont hermétiques : « L’ancien évêque de Senlis, habituellement debout, poudré à frais… », une soutane est troussée, un Cardinal joue éperdument au billard, « Le comte Beugnot y était reçu à correction ».

« Chez madame de T., le monde étant supérieur, le goût était exquis et hautain, sous une grande fleur de politesse » (pages 358 et 359).

Hugo lui-même attache à cette petite société des habitudes langagières bizarres au point que « des connaisseurs superficiels eussent pris pour province ce qui n’était que vétusté ».  « On appelait une femme madame la générale. Madame la colonelle n’était pas absolument inusité (…) Ce fut ce petit haut monde qui inventa aux Tuileries le raffinement de dire toujours en parlant au roi dans l’intimité le roi à la troisième personne et jamais votre majesté, la qualification votre majesté ayant été souillée par l’usurpateur ». Songeons à nos « auteure », « écrivaine » et « cheffe » d’aujourd’hui…

« Le faubourg Saint Germain d’à présent sent le fagot » (que pensait donc Marcel Proust de cette affirmation ?). Eh oui, c’est à Proust que fait penser ce morceau de bravoure : la duchesse de Guermantes, Mme Verdurin et leurs salons.

Le chapitre est conçu comme un aparté dans le fil du récit, pour évoquer avec « affection et respect » un moment particulier de l’histoire de France (1815-1820), que notre écrivain attache au souvenir de sa mère : « On en peut sourire mais on ne peut ni le mépriser ni le haïr. C’était la France d’autrefois » (page 363).

Est-ce son point de vue qu’il donne quand il donne la parole aux « doctrinaires » ? « Dédorer la couronne de Louis XIV, gratter l’écusson d’Henri IV, cela est-il bien utile ? Nous raillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du pont d’Iéna ! Que faisait-il donc ? Ce que nous faisons. Bouvines nous appartient comme Marengo. Les fleurs de lys sont à nous comme les N. C’est notre patrimoine. À quoi bon l’amoindrir ? Il ne faut pas plus renier la patrie dans le passé que dans le présent. Pourquoi ne pas vouloir toute l’histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute la France ? » (page 362).

N’est-ce pas furieusement d’actualité ?

12/10/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique V

La virtuosité de Victor Hugo est omniprésente dans « Les Misérables », dans les descriptions de lieu, dans la narration des événements (rappelons-nous Waterloo dans le Tome I) mais surtout quand il nous brosse des portraits (virtuosité que l’on trouve dans Balzac bien sûr et particulièrement chez Henry James). C’est la diversité des procédés et la fluidité du style qui nous enchantent, sachant qu’il peut être féroce, comme quand il peint Mlle Gillenormand, une vieille fille bigote (page 338).

« En fait de cant, mademoiselle Gillenormand l’aînée eût rendu des points à une miss. C’était la pudeur poussée au noir ».

« Le propre de la pruderie, c’est de mettre d’autant plus de factionnaires que la forteresse est moins menacée ».

« (Elle) restait des heures en contemplation devant un autel rococo-jésuite dans une chapelle fermée au commun des fidèles, et y laissait envoler son âme parmi de petites nuées de marbre et à travers de grands rayons de bois doré.

Elle avait une amie de chapelle, vieille vierge comme elle, appelée Mlle Vaubois, absolument hébétée, et près de laquelle mademoiselle Gillenormand avait le plaisir d’être une aigle. En dehors des agnus dei et des ave maria, Mlle Vaubois n’avait de lumières que sur les différentes façons de faire les confitures. Mlle Vaubois, parfaite en son genre, était l’hermine de la stupidité sans une seule tache d’intelligence ».

À propos, je ne vous ai pas parlé du cant ! Ce mot masculin vient de l’anglais mais dérive du latin cantus, le chant. Bizarrement il signifie, selon le Larousse universel de 1922 : « affectation hypocrite ou exagérée de pudeur, de respect des convenances, fréquente surtout chez les Anglais » (sic !).

Avec la description du salon de madame de T. (page 356), on se croit chez Chateaubriand : « (…) le marquis de Sassenay, secrétaire des commandements de madame de Berry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme de Charles-Antoine des odes monorimes, le prince de Beauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant, et une jolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate à torsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, le marquis de Coriolis d’Espinousse, l’homme de France qui savait le mieux la politesse proportionnée, le comte d’Amendre, bonhomme au menton bienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de la bibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi, etc. ».