28/12/2015
Les passants (Jacques Chauviré, 1961) : critique
Il y a certains textes, certaines chansons, certains spectacles, qui donnent l'impression de "décoller" tout à coup, grâce à un mélange de crescendo, d'accelerando, de rage et d'éloquence.
Pour les chansons, je pense à certaines de Léo Ferré, pour les spectacles, j'ai le souvenir précis de celui de Jane Birkin avec un ensemble arabo-andalou, plutôt monotone dans sa plus grande partie et qui, au moment où elle prononçait un texte passionné sur sa tournée à l'étranger et sur la ferveur que déchaînait la chanson francophone, nous a emportés dans un final aux allures de maëlstrom. En musique, bien sûr, on ne peut que citer Ravel et son envoûtant Boléro.
Dans les textes, cette impression d'emballement tient beaucoup à la "période", au "phrasé" et sans doute faut-il aussi que le contenu aille du quotidien au lyrique. Eh bien, comme exemple, voici ce que je vous propose :
"L'hiver est là. Dans la ville, l'envol des voiles noirs des religieuses circulant à bicyclette rappelle le tournoiement inlassable des mouettes sur la Brévince. Mme Rivoire et Louis Colin ont repris leurs veilles auprès des mourants. Sophie Heitz, secrète, peut-être meurtrie, sanglée dans son imperméable clair, s'efface aux coins des rues et, discrète, gagne l'école où elle continue à enseigner. Elle aurait, dit-on, demandé un changement de poste. Aux sorties de usines, les mêmes files d'ouvriers à vélos sillonnent la rue Doumer et la rue de Paris. Si, un jour, l'un de ces hommes disparaît, un autre prend sa place et, dès le lendemain, s'intercale dans l'espace laissé libre. À Reploges, les Fracchini attendent l'enfant qui va naître. Il sera leur roi.
Les hommes, la mort, la vie montrent une obstination pareille. Dieu n'est ni mort ni vivant. Vivant, nul ne l'a jamais revu ; mort, nous ne parvenons pas à faire taire sa voix. Certains proclamaient l'avoir tué. Les choses seraient trop simples. Tout porte à croire qu'il est seulement à l'agonie, comme on l'a dit. Une agonie qui s'éternise, où la voix sempiternellement s'éteint, puis remurmure.
Allez donc parier que c'en est fait ou que la lumière est sur le monde !
Il faut continuer, comme l'a enseigné Camus, sans comprendre et sans savoir pourquoi. Le percepteur Laliette succède à Rivoire dans le remords, Truchaud relaie Maria Duvillard dans le cancer. Ainsi s'assure la relève du désespoir et de la mort. Ainsi voguent dans le même navire vers le même châtiment ceux qui se disaient coupables et ceux qui se croyaient innocents.
Allons, Camus, mon compagnon et mon maître, plus vivant que jamais, mus par une pitié que nous voudrions inépuisable - notre vraie raison et notre seule vertu - il faut, quoi qu'il arrive, reprendre notre route. Il nous reste encore des rues à parcourir, des escaliers à monter.
Dresse-toi de ta couche puisque je te crie que tu me manques et que tu es encore vivant. Et écoute. Écoute, ce soir encore, l'interminable chant funèbre, qu'à mi-distance de l'orgueil et de l'humilité, de l'amour et de la haine, entre la terre présente et le ciel entrevu, comme entre l'innocence et la faute, les hommes entonnent devant le cycle des saisons et la gloire du soleil".
C'est la dernière page du livre de Jacques Chauviré intitulé "Les passants". En la citant in extenso, je ne révèle rien du roman, qui raconte, avec des mots simples, la vie des petites gens dans une vallée industrielle, et surtout l'installation de leur troisième médecin, précédemment médecin du travail dans une usine des environs.
Son style dépouillé traduit parfaitement le parcours de ces "passants" qui tombent malades un jour ou l'autre, et les états d'âme, jusqu'au doute, de celui qui les soigne avec patience, dévouement et fatalisme.
Ce roman dense (320 pages en format de poche) n'est pas triste mais réaliste ; il se déroule comme la vie passe, comme un patient remplace l'autre, comme la rivière coule, comme le médecin arpente les rues et rentre chez lui chaque soir...
Albert Camus est en filigrane, et lui aussi disparaît, victime d'un accident de la route comme on sait, ajoutant un malheur aux autres.
Il est curieux de remarquer la fréquence des mots "émigrants", "passants" et "passage" dans l'œuvre littéraire de Jacques Chauviré, à tel point qu'il a terminé sa vie dans un immeuble qui s'appelait "Le passage"...
Pour conclure, un livre que je recommande, que je vais garder, que je ne relirai peut-être pas.
07:30 Publié dans Chauviré Jacques, Écrivains, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
21/12/2015
Au revoir, Princesse...
"J'attends un signe. Rien ne vient. Et c'est l'enfer sur terre. Je sors de chez moi. Le fond de l'air en est modifié. Au premier pas dans la rue, j'embrasse l'espace des yeux. Je cherche, je scrute. Débute alors la plus triste des parties de cache-cache. Je regarde vers la place de Breteuil, je fouille l'horizon dans l'axe du métro aérien. Derrière le lycée Buffon, dix façades hétéroclites se chevauchent, montent à l'assaut d'un brouillard carbonique. Rien.
C'est pourtant par là qu'elle arrivait lorsqu'elle venait me voir en trottinant dans ses boots en daim. Ou elle m'attendait sur le banc en face de l'immeuble, les jambes croisées, un châle de cachemire sur les épaules. Le banc est vide, trop vide, le vide n'existe pas, il n'est qu'un signe.
Je traverse la pelouse de l'esplanade de Breteuil. Le ciel est bas, spongieux. Le vertige me prend, je presse le pas, afin de retrouver un peu de droiture. Arrivé à la station Duroc, l'angoisse passe dans mes cheveux. Tout est grisaille, attente, asservissement au néant.
…
J'en suis revenu au point de départ, celui d'une autre vie, maintenant. Le Paris d'avant Ava, celui qui me préparait le terrain et dépliait ses rues pour que je la rencontre un jour a changé. Mais la rue de Rennes descend toujours en pente douce jusqu'à Saint Germain des Prés. Tourner à droite, vers l'église Saint Sulpice. Longer les grilles du jardin du Luxembourg, rue de Vaugirard. passer devant le Petit Suisse (Le Rostand, c'est un peu plus haut). Entrer à la Sorbonne.
...
Cette vie, c'est le passé. Nous passerons tous, bientôt. Bientôt, c'est-à-dire, à l'échelle de l'éternité, dans moins d'une seconde, tout de suite, hier déjà, et tous les jours d'avant. La vie, c'est du temps aboli.
Restent les facilités que nous nous sommes accordées pendant toutes ces années, Ava et moi. De nous être quittés, nous nous sommes toujours retrouvés. J'aimerais n'avoir aucun doute sur la question : nous remarcherons ensemble dans les rues du temps".
Jean-Marc Parisis
Les aimants
(Éditions Stock, 2009)
Eh oui, avec la Princesse, c'est fini...
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Écrivains, Livre, Parisis Jean-Marc | Lien permanent | Commentaires (0)
27/11/2015
"Les mots de ma vie" (B. Pivot) : critique
J'ai lu tranquillement, à petites doses mais sans sauter de page, le livre que Bernard Pivot a consacré aux mots de sa vie.
C'est une bonne idée pour celui qui, de "Ouvrez les guillemets" à "Bouillon de culture", a fait toute sa carrière autour des livres, de la langue et des dictées. On passe ainsi, comme dans un dictionnaire personnel, de "Ad hoc" à "Zut".
Et B. Pivot s'y révèle un fameux dénicheur de facéties du français (j'en ai cité quelques-unes dans des billets antérieurs, comme par exemple à propos du mot "eau") et un amoureux de mots rares ou surannés (épatant, chouette, croquignolet, historier, frichti, philistin, à la raspaillette, etc.), surtout quand ce sont ceux de sa jeunesse.
Il est d'ailleurs attaché à son enfance et à sa région d'origine (Lyon et le Beaujolais) ; plusieurs anecdotes en témoignent.
Amoureux des mots, il excelle dans les jeux (de mots) et l'humour (littéraire).J 'ai moins aimé en revanche une sorte d'esprit potache ou d'esprit gaulois, qui frôle la gaudriole dans certains articles. Comme ceux qui pratiquent l'humour, il a manifestement du mal à résister à une saillie et ce n'est pas toujours très heureux. D'aucuns diront peut-être qu'il n'est pas bégueule...
Modeste - faux-modeste ? on ne peut jamais savoir -, il multiplie les récits de ses déboires, de ses faiblesses et de ses moments de stress, difficiles à imaginer quand on était devant l'écran et qu'il officiait dans "Apostrophes".
Au total, 324 pages agréables à lire comme on boit du petit lait, avec quelques voiles entrouverts sur la personnalité et la vie d'un homme sympathique mais ni un traité ni récit inoubliable.