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27/11/2015

"Les mots de ma vie" (B. Pivot) : critique

J'ai lu tranquillement, à petites doses mais sans sauter de page, le livre que Bernard Pivot a consacré aux mots de sa vie.

C'est une bonne idée pour celui qui, de "Ouvrez les guillemets" à "Bouillon de culture", a fait toute sa carrière autour des livres, de la langue et des dictées. On passe ainsi, comme dans un dictionnaire personnel, de "Ad hoc" à "Zut".

Et B. Pivot s'y révèle un fameux dénicheur de facéties du français (j'en ai cité quelques-unes dans des billets antérieurs, comme par exemple à propos du mot "eau") et un amoureux de mots rares ou surannés (épatant, chouette, croquignolet, historier, frichti, philistin, à la raspaillette, etc.), surtout quand ce sont ceux de sa jeunesse.

Il est d'ailleurs attaché à son enfance et à sa région d'origine (Lyon et le Beaujolais) ; plusieurs anecdotes en témoignent.

Beaujolais.jpg

Amoureux des mots, il excelle dans les jeux (de mots) et l'humour (littéraire).J 'ai moins aimé en revanche une sorte d'esprit potache ou d'esprit gaulois, qui frôle la gaudriole dans certains articles. Comme ceux qui pratiquent l'humour, il a manifestement du mal à résister à une saillie et ce n'est pas toujours très heureux. D'aucuns diront peut-être qu'il n'est pas bégueule...

Modeste - faux-modeste ? on ne peut jamais savoir -, il multiplie les récits de ses déboires, de ses faiblesses et de ses moments de stress, difficiles à imaginer quand on était devant l'écran et qu'il officiait dans "Apostrophes".

Au total, 324 pages agréables à lire comme on boit du petit lait, avec quelques voiles entrouverts sur la personnalité et la vie d'un homme sympathique mais ni un traité ni récit inoubliable.

 

 

04/11/2015

"Passage des émigrants" de Jacques Chauviré : critique (IV)

Ce récit, qui avance inexorablement vers sa fin prévisible, est mené de main de maître, avec humanité, et avec empathie pour ces pauvres hères auxquels nous ressemblerons un jour ou l’autre.

Station balnéaire.jpg

Parallèlement aux destins individuels, il y a l’avancée de la station balnéaire qui, peu à peu, entoure la maison de retraite et dans laquelle se perpétuent tous les excès et les activités superficielles de la société moderne : supermarchés, circulation incessante, agitation vaine, vacances oisives au bord de la mer, etc. Le contraste est saisissant, on le perçoit dès le milieu du livre. Étonnamment, Jacques Chauviré a éprouvé le besoin de le faire expliciter par l’un de ses personnages : « Une idée lui traversa l’esprit : n’existait-il pas un parallélisme symbolique entre l’invasion symbolique de la ville et l’évolution vers le grand âge ? La ville n’était-elle pas, malgré les apparences, l’image de la décomposition prochaine ? » (page 267).

Autre "personnage" important, non humain : l'océan, qui représente tout ce que Joseph Montagard déteste.

Océan.jpg

 

Bien sûr, on ne lâche pas ce livre avant la dernière page. On songe, quant à l’émotion qu’il dégage, à « Si c’est un homme » de Primo Lévi, au « Pavillon des cancéreux » d’Alexandre Soljenitsyne, à d’autres encore. Ici, ce n’est pas un système qui broie un homme mais la vie elle-même. Tout comme dans "La montagne magique" de Thomas Mann, roman-fleuve lancinant au pays de Davos.

Bien sûr, je le recommande, sauf aux plus jeunes néanmoins car ils ne se sentiront pas concernés.

Et, bien sûr, je vais le garder en bonne place dans ma bibliothèque, pour le relire, si possible, un jour.

03/11/2015

"Passage des émigrants" de Jacques Chauviré : critique (III)

Venons-en maintenant au fond du fond : ce livre est extraordinaire, l’un de ceux, peu nombreux, qui vont marquer mon année de lecture ! Il est très difficile d’en rendre compte sans raconter l’histoire (ce qui est l’enjeu classique des critiques), alors même que l’ambiance qui se dégage du texte est intraduisible (rien ne nous est caché de cette maison de retraite au bord de l’océan ni de l’infirmerie attenante).

Le sujet en lui-même est prenant : c’est la dernière étape de la vie d’un couple, Joseph et Maria Montagard, qui est « placé » dans une « résidence » pour personnes âgées, par leur fils, au prétexte de les rapprocher de lui, après un été au cours duquel Joseph a eu un problème de santé. Question universelle qui touche chacun, à travers ses parents d’abord, puis à propos de son propre destin.

Ce bouleversement dans leur vie résulte de la conjonction de plusieurs facteurs, dont aucun n’était décisif à lui seul : Maria pense que c’est un moyen pour Joseph de se remettre de sa fièvre d’origine inconnue ; Joseph, lui, s’y résout sans enthousiasme parce qu’il suit toujours les avis de son épouse, qu’il trouve très sûrs. Jean, le fils, est ambitieux et polarisé sur son travail : il ne peut consacrer du temps à s’occuper de ses parents qui vieillissent. Le docteur Desportes lui-même, qui les reçoit à la Résidence Les Cèdres, désapprouve cet abandon des ascendants par les familles et, s’il ne tenait qu’à lui, refuserait d’accueillir Joseph et Maria.

Le livre vous prend à la gorge parce qu’il raconte leur dernier combat et celui de leurs condisciples, chacun à sa façon, selon son état de santé, son histoire personnelle et sa personnalité. Tous sont abandonnés à la maladie qui, tôt ou tard, les ralentit, puis les immobilise et enfin leur fait abandonner la lutte.

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Jacques Chauviré n’a pas qualifié son livre de « roman » mais de « récit ». Nourri par son expérience de médecin de campagne, il est sans concession : l’arrivée, inéluctable pour tous, de la déchéance physique, est terrifiante. Certains luttent, d’autres non. Certains se résignent tout de suite comme Maria, qui part doucement sans s’indigner. Ce n’est pas le cas de Joseph, qui aime la terre et pas l’océan, qui aime travailler et non pas rester allongé, qui veut servir à quelque chose et aux autres, et non pas contempler le plafond au-dessus de son lit…

Il aura tout essayé, se sera rebellé, sera reparti, puis revenu par incapacité à supporter la solitude… Vaincu par un mal incurable identifié à la toute fin de sa vie, il finira par lâcher prise. Cette défaite, après un tel combat, racontée avec réalisme, est terrible à constater, bien qu’inévitable bien sûr…

Jacques Chauviré décrit cette descente aux enfers, c’est-à-dire à la mort, sans effet ni complaisance ; son récit n’est localisé ni dans le temps ni dans l’espace (ou si peu : une contrée de l’Ouest, au bord de la mer, qui va peu à peu s’urbaniser). On voudrait croire que la désolation de cet hospice, de ces trois étages sordides d’infirmerie, est d’un autre temps ; qu’il a disparu pendant les Trente Glorieuses… mais est-ce si sûr ?