05/09/2016
"À la recherche du français perdu" (Jean Dutourd) : critique I
Ayant terminé la lecture à petites doses de ce dictionnaire personnel de feu l’Académicien Jean Dutourd qu’il avait publié en 1999 sous le titre « À la recherche du français perdu », je complète ici l’analyse qui figurait dans mon billet du 11 juillet 2016 (« L’été Dutourd de France (I) : itinéraire lexicographique »).
Jean Dutourd avait des bêtes noires : les marchands, les publicitaires, les présentateurs de la télé, les pédants… et, peut-être encore plus, les traducteurs, qu’il accusait pêle-mêle d’ignorance, de légèreté et de ne jamais prendre la peine d’ouvrir un dictionnaire. Un peu comme Bernard Maris dans un autre domaine (les économistes et plus particulièrement les Nobel d’économie), sa hargne et son mépris le conduisaient souvent à l’outrance et à la répétition maniaque ; c’est le cas dans ce livre, où trop souvent il s’acharne trop, et sur les mêmes. Voici par exemple ce qu’il écrit à propos du mot "sanctuaire" utilisé maintenant dans le sens de refuge, abri, endroit secret de regroupement (et encore n’avait-il pas encore identifié, apparemment, le verbe « sanctuariser » dans le sens de « transformer en sanctuaire », « rendre inaccessible ou inviolable » !) : « … la grande invasion linguistique a eu lieu, puissamment épaulée par la cinquième colonne des agents de publicité, des traducteurs hâtifs, de l’Administration et des perroquets de la radio » (page 191). Et encore, page 189, à propos de l’américanisme « revisiter » : « Les traducteurs d’anglais ne savent pas l’anglais. C’est une situation à la fois paradoxale et cocasse. Désolante aussi, car, comme ils pullulent, ils font la loi et imposent leurs absurdités au pauvre public qui, à force de les entendre, finit par les répéter ».
Il consacre une chronique au « parler plouc » (page 69), pour accabler ceux qui prononcent « Brukselles » et « Aukserre », au lieu de « Brusselles » et « Ausserre », et « cinque » au lieu de « cin » quand le « q » est placé devant une consonne et devrait alors automatiquement s’élider selon lui. Il ajoute : « On reconnaît le plouc, aujourd’hui, à ce qu’il prononce les mots comme il les voit écrits ». N’est-ce pas partir en guerre contre des moulins à vent ? Quand j’étais enfant on mangeait des choux de « Brukselles » et, Vosgiens, on prononçait « cinque » et même « vin(g)te » , comme, je crois, les gens du Nord. On était donc des ploucs ?
Une autre de ses caractéristiques était le conservatisme, qui n’est pas une tare en soi, surtout quand il s’agit de la langue, ballotée par toutes les modes, mais qui n’était pas loin chez lui de la nostalgie systématique, voire de l’immobilisme, qui lui a fait courir le risque d’être considéré comme un « vieux jeton », un passéiste invétéré (ou pire) par tous les ploucs et tous les ignares qu’il avait éreintés dans le Figaro. Ses convictions politiques et sociales ne sont jamais très loin, comme quand il écrit, à propos de l’expression « année sabbatique » (page 86) : « Aujourd’hui, année sabbatique est un euphémisme signifiant qu’on a l’intention de s’offrir trois cent soixante-cinq jours de vacances (…). Cela a quelque chose de noble (…) que l’on ne trouve pas, évidemment, dans l’expression tirer sa flemme » ! Consternant…
Et il est chauvin, cocardier, patriote chatouilleux, voire nationaliste. Et souvent péremptoire. Illustration page 114 : « Les mots, particulièrement les néologismes, ne sont jamais innocents. Franchouillard a une double mission, l’une de souligner la vulgarité d’une certaine droite plus ou moins traditionnelle et populaire ; l’autre de jeter le discrédit sur l’idée de patrie, incompatible avec le mondialisme, l’européisme maëstrichien (NDLR : en voilà un de néologisme, qu’il écrit comme maëlstrom !) vers quoi on s’efforce de nous acheminer ».
Et il en fait des tonnes, dramatise à longueur de page, comme ici, page 191 : « Quand ces progrès sont entérinés par le dictionnaire, la patrie est en danger et l’insurrection est le plus sacré des devoirs ». Rien de moins !
Parfois il frise la mauvaise foi ou, en tous cas, il utilise des arguments spécieux. Par exemple, dans l’article « Impensable n’est pas français », page 121 : « Impensable fait partie des mots excessifs ou hyperboliques pour lesquels notre époque a de l’inclination. Inconcevable, inimaginable suffisent à désigner les choses que l’on n’arrive pas à concevoir ou à imaginer. On peut parfaitement penser l’inconcevable ou l’inimaginable (NDLR : sic !). Il suit de là que l’adjectif impensable est une absurdité linguistique (NDLR : ah bon… et pourquoi donc ?) ».
À d’autres moments du livre, il se fait observateur du monde moderne et contempteur de ses travers, et c’est amusant, comme ici, page 127 : « J’ai remarqué depuis une vingtaine d’années qu’en matière de langage les mots apparaissent lorsque les choses disparaissent (NDLR : Étiemble disait autre chose, à savoir que les mots disparaissent quand les choses disparaissent). Les décideurs ont éclos chez nous au moment où leurs décisions ont commencé à être funestes, et où les grandes, moyennes et petites entreprises sont descendues dans la tombe. À noter au passage que décideur vient du mot américain decider. Encore une heureuse importation ».
À suivre...
27/07/2016
"Souvenirs d'enfance et de jeunesse" (Ernest Renan) : explications (III)
Dans mon billet du 21 juillet 2016 consacré au livre d’Ernest Renan (« critique II »), une citation rapporte qu’il a dû traverser « toute l’exégèse allemande » avant de pouvoir s’émanciper.
C’est que, pour Renan, la philosophie allemande, au XIXème siècle, n’a pas d’égale. Voici par exemple ce qu’il écrivait en 1845 dans une lettre à l’abbé Cognat : « Oui, cette Allemagne me ravit, moins dans sa partie scientifique que dans son esprit moral. La morale de Kant est bien supérieure à toute sa logique ou philosophie intellectuelle, et nos Français n’en ont pas dit un mot. Cela se comprend : nos hommes du jour n’ont aucun sens moral » (Appendice, lettre I).
Et quant à son ode à la perfection grecque, vous avez dû vous interroger, lecteurs, sur l’expression « marbre pentélique » qu’il emploie…
Rien là-dessus dans le Petit Larousse illustré, mais voici ce qu’en dit le Centre national de ressources textuelles et lexicales :
Marbre pentélique. Marbre blanc provenant des carrières du Pentélique, montagne de l'Attique. « Le Parthénon était entièrement construit de marbre blanc, dit marbre pentélique, du nom de la montagne voisine d'où on le tirait » (Lamartine, Voy. Orient, t.1, 1835, p.142).
« Il me montre d'abord, dans un vestibule, de très belles statues grecques ou romaines (…) ; il est amoureux de tout ce marbre dont il me fait remarquer qu'il est translucide (du marbre pentélique : la lampe, appliquée à la cornée de l'œil aveugle donne au nez une qualité d'albâtre, couleur de miel ou de soleil) » (Green, Journal, 1944, p.143).
« C'est en Grèce que l'on rencontre les plus beaux marbres antiques : le paros blanc, lamelleux et à gros grains légèrement translucides, le pentélique semblable au précédent avec une teinte grise tournant quelquefois au cipolin » (Bourde, Trav. publ., 1928, p.86).
Rem. Pentélique est essentiellement employé dans l'expression marbre pentélique ; on le relève toutefois dans un autre syntagme : « Flaxman, ce grand sculpteur à qui il eût fallu les carrières pentéliques et tout le marbre et le porphyre de l'Orient pour réaliser les groupes et les statues des dieux » (Vigny, Mém. inéd., 1863, p.52).
11:18 Publié dans Écrivains, Essais, Littérature, Livre, Renan Ernest, Vocabulaire, néologismes, langues minoritaires | Lien permanent | Commentaires (0)
23/07/2016
NR m'appelle (à propos de "Shâb" de Cécile Ladjali)
Vous vous souvenez de « Shâb ou la nuit », le récit autobiographique de Cécile Ladjali (« Mauvaise langue », « Ma bibliothèque »…)…
Eh bien, NR vient de le lire, voici ce qu’elle m’en a dit : « Très bon bouquin ; j’ai surtout été prise par l’histoire à partir du moment où l’adolescente prend sa vie en main, subjuguée par les mots qu’elle découvre et qui décident de sa vocation ; bizarrement, je me suis vue dans la peau de cette jeune fille face à sa mère, plutôt que dans celle de la mère qui l’adopte… Ce récit est émouvant et passionnant. Mais au fait, qui est cette Cécile Ladjali ? Tu la connais donc ? ».
Ceux de mes lecteurs qui aimeraient poser ces mêmes questions, je les renvoie à mon billet du 28 mars 2016.
07:30 Publié dans Écrivains, Ladjali Cécile, Littérature, Livre, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)