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02/12/2021

"Confession de minuit" (Georges Duhamel) : critique II

De fait, à ce stade du récit (du monologue, pourrait-on dire, car c’est une confession…), on ne sait pas où l’on va ; ce pourrait être un roman policier, à la Stanislas A. Steeman, par exemple. Mais c’est plus certainement un roman psychologique qui se donne pour but de suivre un personnage plutôt quelconque, qui vit avec sa mère et qui redoute le moment où il devra apprendre à cette dernière qu’il a été licencié.

La visite, puis le repas, chez les Lanoue, est un morceau de bravoure qui s’attache à décrire la montée du plaisir d’être à table, en bonne compagnie, de bien manger et d’égrener des souvenirs du collège, plaisir que l’on pourrait dire « typiquement français » : « La joie humaine, monsieur, est un sentiment curieux et impur : elle a toujours besoin de prendre appui sur des choses matérielles que l’on s’introduit dans l’estomac. Même quand la joie semble détachée de toutes ces bassesses, il lui faut si elle veut durer, s’adjoindre des arguments digestifs. Il est rare qu’elle les reconnaisse pour cause essentielles mais elle cherche en eux des confirmations, des renforcements, des conclusions (…) Fouillez dans vos souvenirs et voyez si vous n’avez pas éprouvé le besoin de souligner vos meilleurs moments en associant à votre bonheur quelque vive satisfaction de la langue et du ventre » (page 73)… puis le lent reflux de cette euphorie, qui vous pousse à relativiser la qualité des mets et enfin à ne plus souhaiter qu’une seule chose : prendre congé.

Et maintenant, cette oisiveté (« n’ayant rien à faire, de si grand matin, il m’était complètement inutile de sortir du lit »), cette vacuité de l’existence, cette sensibilité, cette morosité, cette sorte de honte de s’être laissé aller, nous rappellent le héros de « Crime et châtiment » et peut-être aussi le « Oblomov » (l’homme couché) de Gontcharov, que je n’ai pas encore lu, voire le Ferdinand Bardamu de Céline.

La procrastination guette : « Comme j’avais devant moi un temps illimité, je procédais à mes ablutions avec beaucoup d’irrégularité et de négligence. Il m’arrivait ainsi, certains jours, de parvenir au soir ayant remis d’heure en heure le soin de me raser » (page 88). « Je m’en allais au hasard des rues, et la journée était devant moi comme un désert calciné, sans horizon et sans surprises » (page 93). Au motif de se rendre à un entretien d’embauche, il erre sans but et, marchant sur la bordure du trottoir, il compte ses pas…

Malgré tout, notre homme cherche du travail, sans illusion et, déambulant dans Paris, il se laisse envahir par des pensées qui parfois l’horrifient, comme celle de spéculer sur la mort de sa mère. Sa mère qui, pourtant, il en est conscient, ne ménage pas sa peine pour subvenir à ses besoins, même s’ils sont modestes.

Il trouve un emploi rue des Halles, il s’agit de recopier des adresses d’un registre sur des bandes de papier ; il y va une fois mais en ressent une telle honte qu’il ne persévère pas. En revanche, au contact quotidien de Marguerite, une jeune couturière qui vient travailler avec sa mère, il reprend confiance  et il prend conscience qu’il nourrit un tendre sentiment pour elle. « J’étais tout encombré de mon sentiment : je le considérais avec timidité, avec crainte, comme un objet fragile que l’on redoute de briser en le portant. Je me répétais de minute en minute : Attention ! Voilà la vraie vie qui commence ! » (page 216). Il a accepté un travail à domicile : recopier, article par article, la loi sur les accidents du travail…

Vient Noël. En se rendant à l’invitation à déjeuner de son fidèle ami Lanoue, il se fait cette réflexion que pourraient méditer pas mal de nos contemporains acharnés à jouir de la « mondialisation heureuse » sans frontière : « Comme presque tous les hommes je ne suis capable que d’une petite patrie. Les gens qui parcourent le monde se croient délivrés de toute servitude » (page 222). Et pour un incident que je laisse le lecteur découvrir, il reperd pied et quitte brusquement ses amis, avant même le repas : « Je suis incapable d’amour, incapable d’amitié, à moins qu’amour et amitié ne soient de bien pauvres, de bien misérables sentiments. Je suis un mauvais fils, un mauvais ami, un mauvais amant » (page 233). « Il n’y a de soleil que dans la paix du cœur » (page 234). « En vérité, qu’importent mes actes si toutes mes pensées n’en sont que le désaveu et la dérision » (page 238).

Ici se termine la confession de minuit de Salavin, un homme plus désemparé qu’encore désespéré, un homme qui ne s’aime pas, qui ne sait plus où aller et qui a pourtant refusé le bonheur raisonnable que lui proposait sa mère et dont, quelques semaines auparavant, il rêvait…

Georges Duhamel utilise parfois des termes peu usités comme « cagneux » (« Grâce à ce pantalon cagneux et couronné… », page 112) qui signifie « qui a les genoux rapprochés et les pieds écartés ». Ou comme « grossoyé » ; il l’explique page 210, dans le cadre du travail à domicile de Salavin : « Les avoués, pour corser leurs notes d’honoraires, ajoutent aux dossiers de leurs clients des conclusions sur papier timbré qui sont taxées fort cher. Il est d’usage de confier la confection de ces documents aux clercs subalternes qui, après quelques pages concernant l’affaire jugée, copient au hasard le texte du code. Quatre ou cinq mots par ligne, de la besogne bâclée, un pur prétexte. Et l’avoué, qui trouve là gros bénéfice, daigne payer assez bien cette besogne fantaisiste que les cribes expédient en dehors de leurs heures d’études. C’est ridicule mais c’est comme ça ». Le dictionnaire nous dit que « grossoyer » désigne l’expédition, en gros caractères, d’un contrat ou d’un jugement exécutoire (par ailleurs, une grosse mesurait anciennement douze douzaines).

Le plus drôle étant « une espèce de vieux mangrelou » (page 109), terme que mon dictionnaire de 1922 ne connaît pas, contrairement au Trésor de la langue française, qui le définit comme suit : Pauvre hère, maigre et affamé comme un loup (d'après RHEIMS 1969)et qui l’illustre par les citations suivantes : « Les bataillons de l'église militante ne se composeront plus que de vieilles femmes, de nabots de maléficiés et de mangrelous. La belle armée ! et dont je serai fier d'être le chef ! » (Jules ROMAINS, Copains, 1913, p. 234). « Il y avait aussi une espèce de vieux mangrelou, avec une barbe de quinze jours, toute blanche, des loques sur le corps et je ne sais quel air de désespoir famélique imprimé dans sa figure fripée » (Georges DUHAMEL, Confession de  minuit, 1920, p. 100). L’étymologie de ce mot remonte à 1913 (ROMAINS, ouvrage cité ci-dessus) mais son origine est inconnue.

Au total, « Confession de minuit » est un livre peu connu d’un auteur oublié et donc, en quelque sorte un livre « qui ne paie pas de mine »… Peut-être mais il est prenant, attachant, bien écrit, finement observé et non dénué d’une certaine poésie ! Je le recommande !

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