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09/09/2016

"À la recherche du français perdu" (Jean Dutourd) : critique II

Mais au total j’adore Jean Dutourd quand il pourfend notre servilité vis-à-vis de l’anglais et du style de vie américain, en digne héritier de René Étiemble. Voici par exemple des extraits de sa chronique « La colonie » (page 81) : « La musique de certains films ou téléfilms français consiste en une ritournelle chantée en américain (…). Je me demande depuis longtemps à quoi cela correspond dans l’esprit des fabricants de ces sortes de production ». Moi aussi.

« On voit fréquemment dans la rue des individus vêtus de blousons sur lesquels est brodé, comme un motif ornemental, le drapeau des États-Unis. Quelle raison pousse des citoyens français, qui se feraient tuer plutôt que d’arborer nos trois couleurs, à se parer ainsi d’un pavillon étranger ? ». Les lecteurs de ce blogue se rappellent peut-être mon billet à propos de la prof de gym dont les fesses étaient affublées d’un voyant « Just do it ». Même combat !

Et Jean Dutourd de conclure « Qu’on ne vienne plus raconter que le peuple français est colonialiste. Il l’a été jadis mais c’est bien fini. De nos jours, il n’aspire plus qu’à être colonisé ; et il le prouve aussi bien par son langage que par son accoutrement ».

Et encore, à propos de best of (page 91) : « Pourquoi diable écrire best of, alors qu’il y a une dizaine de mots français qui signifient la même chose : morceaux choisis, sélection, les meilleurs passages ou les bons moments, florilège, anthologie, etc. ? Par mode, bien sûr. Parce que rien n’est chic, lancé, dans le vent, comme de remplacer le français par le sabir atlantique (…). Préférer le sabir au français est la forme actuelle de la trahison. La guerre, aujourd’hui, n’est plus sur les champs de bataille, elle est dans la défense de l’âme nationale. Or l’expression de celle-ci est essentiellement le langage. Baragouiner l’américain ou ce qu’on prend pour tel, c’est quasiment capituler en rase campagne, déserter, passer à l’ennemi. C’est aspirer à la condition de colonisé ». 

J’ai retrouvé dans son livre nombre de mes intuitions et de mes irritations linguistiques. Par exemple celle-ci, à propos du verbe « anticiper » (page 87) : « Un anglicisme insidieux est en train de se glisser dans la langue : anticiper, dans le sens de prévoir (…). À présent on lit ou on entend partout que le Premier ministre a anticipé la crise, pour dire qu’il l’a prévue. Charabia complet ». Cet autre : « En français, mon futur n’a qu’un sens : mon fiancé, ou mon promis (…). Puis les séries télévisées américaines sont venues, ainsi que leurs traducteurs, et mon futur est en train de prendre peu à peu le sens de mon avenir » (page 126). « Avenir » évoque des choses précises (pour un individu), alors que le futur est vague et global (pour la société ou pour l’humanité). Or « avenir » se dit, en anglais, future… Quelqu’un que je reprenais sur ce mot s’est étonné : « on dit bien le passé, pourquoi ne dirait-on pas le futur ? ». Vu comme cela, évidemment… 

Et aussi une même façon de considérer les dictionnaires (des éponges) et leurs comités éditoriaux (des lexicographes soucieux avant tout de coller à l’actualité et de faire moderne). 

Et aussi la même irritation linguistique devant les enseignes en franglais : « Hier j’ai lu sur un autocar bleu ces mots sibyllins : Paris Vision Plus. Je suppose que cela signifie tout bêtement : Pour mieux voir Paris. Le marchand de promenades a dû penser dans son insondable sagesse commerciale que le charabia était plus alléchant pour le touriste que le français courant » (page 142). Mes lecteurs se rappellent sans doute le « Picardie Loisirs » de l’un de mes premiers billets. Et aujourd’hui plus une seule publicité à la télévision qui ne contienne sa ration de mots anglais, quand elles ne sont pas entièrement en anglais. 

Et aussi cette idée amusante (pages 212 et 215) de proposer à ses lecteurs de traduire « en français » des textes qu’il a imaginés en « charabia ». On y trouve un florilège de tous les travers actuels (le franglais, « amener » au lieu d’apporter, le langage de prestige, etc.), ceux qu’il dénonce dans son livre. J’avais fait un peu la même chose dans l’un de mes premiers billets (j’avoue que je ne sais plus très bien quand…) mais à l’envers : je proposais de traduire en charabia (parfois appelé « français d’aujourd’hui ») un extrait de « Colline » de Jean Giono.

Et aussi cette autre idée amusante (que je n’ai pas eue) : « M. le ministre de la Culture, à mon avis, devrait créer une Commission de francisation des vocables étrangers. Ceux-ci seraient ainsi naturalisés et l’on verrait par écrit : louque, coule, chope, crache, couic, foude, etc. Du coup, ces jolis mots perdraient toute leur magie exotique » (page 184).

Et aussi la même ironie face à cette rage de féminiser le langage. Il en tire une chronique amusante (page 210) à propos des mots « laideron », « tendron » (une très jeune fille, par rapport à un homme plus âgé qu’elle), « dragon » (« Une honnête femme, qui repousse avec horreur l’idée d’adultère, et jusqu’au flirt, a été de tout temps un dragon de vertu ». Le Larousse de 1922 dit : « personne rigide et intraitable : dragon de vertu ». Moi, je connaissais seulement « parangon de vertu ») et « trottin » (« de jeunes apprenties modistes dont la mission était de faire des courses en ville, et qui faisaient rêver les vieux marcheurs »), grammaticalement masculins mais qu’il propose de féminiser dans la mesure où ils s’appliquent (s’appliquaient) aux femmes : laideronne, tendronne, dragonne et trottine…

Voilà… j’aurai parlé longuement de ce livre de Jean Dutourd, d’autant que je lui avais déjà consacré deux billets : celui du 12 octobre 2014 « On peut pas être à la fois Jean Dutourd et Jean Moulin » et celui du 16 octobre 2014 « À la recherche du français perdu ». Pour conclure, il vaut surtout par son coup de gueule, son appel à la résistance et au bon sens, et par son érudition, plus que par ses recommandations, qui sont sans doute trop conservatrices et trop à contre-courant.

05/09/2016

"À la recherche du français perdu" (Jean Dutourd) : critique I

Ayant terminé la lecture à petites doses de ce dictionnaire personnel de feu l’Académicien Jean Dutourd qu’il avait publié en 1999 sous le titre « À la recherche du français perdu », je complète ici l’analyse qui figurait dans mon billet du 11 juillet 2016 (« L’été Dutourd de France (I) : itinéraire lexicographique »). 

Jean Dutourd avait des bêtes noires : les marchands, les publicitaires, les présentateurs de la télé, les pédants… et, peut-être encore plus, les traducteurs, qu’il accusait pêle-mêle d’ignorance, de légèreté et de ne jamais prendre la peine d’ouvrir un dictionnaire. Un peu comme Bernard Maris dans un autre domaine (les économistes et plus particulièrement les Nobel d’économie), sa hargne et son mépris le conduisaient souvent à l’outrance et à la répétition maniaque ; c’est le cas dans ce livre, où trop souvent il s’acharne trop, et sur les mêmes. Voici par exemple ce qu’il écrit à propos du mot "sanctuaire" utilisé maintenant dans le sens de refuge, abri, endroit secret de regroupement (et encore n’avait-il pas encore identifié, apparemment, le verbe « sanctuariser » dans le sens de « transformer en sanctuaire », « rendre inaccessible ou inviolable » !)  : « … la grande invasion linguistique a eu lieu, puissamment épaulée par la cinquième colonne des agents de publicité, des traducteurs hâtifs, de l’Administration et des perroquets de la radio » (page 191). Et encore, page 189, à propos de l’américanisme « revisiter » : « Les traducteurs d’anglais ne savent pas l’anglais. C’est une situation à la fois paradoxale et cocasse. Désolante aussi, car, comme ils pullulent, ils font la loi et imposent leurs absurdités au pauvre public qui, à force de les entendre, finit par les répéter ». 

Il consacre une chronique au « parler plouc » (page 69), pour accabler ceux qui prononcent « Brukselles » et « Aukserre », au lieu de « Brusselles » et « Ausserre », et « cinque » au lieu de « cin » quand le « q » est placé devant une consonne et devrait alors automatiquement s’élider selon lui. Il ajoute : « On reconnaît le plouc, aujourd’hui, à ce qu’il prononce les mots comme il les voit écrits ». N’est-ce pas partir en guerre contre des moulins à vent ? Quand j’étais enfant on mangeait des choux de « Brukselles » et, Vosgiens, on prononçait « cinque » et même « vin(g)te » , comme, je crois, les gens du Nord. On était donc des ploucs ?

Une autre de ses caractéristiques était le conservatisme, qui n’est pas une tare en soi, surtout quand il s’agit de la langue, ballotée par toutes les modes, mais qui n’était pas loin chez lui de la nostalgie systématique, voire de l’immobilisme, qui lui a fait courir le risque d’être considéré comme un « vieux jeton », un passéiste invétéré (ou pire) par tous les ploucs et tous les ignares qu’il avait éreintés dans le Figaro. Ses convictions politiques et sociales ne sont jamais très loin, comme quand il écrit, à propos de l’expression « année sabbatique » (page 86) : « Aujourd’hui, année sabbatique est un euphémisme signifiant qu’on a l’intention de s’offrir trois cent soixante-cinq jours de vacances (…). Cela a quelque chose de noble (…) que l’on ne trouve pas, évidemment, dans l’expression tirer sa flemme » ! Consternant… 

Et il est chauvin, cocardier, patriote chatouilleux, voire nationaliste. Et souvent péremptoire. Illustration page 114 : « Les mots, particulièrement les néologismes, ne sont jamais innocents. Franchouillard a une double mission, l’une de souligner la vulgarité d’une certaine droite plus ou moins traditionnelle et populaire ; l’autre de jeter le discrédit sur l’idée de patrie, incompatible avec le mondialisme, l’européisme maëstrichien (NDLR : en voilà un de néologisme, qu’il écrit comme maëlstrom !) vers quoi on s’efforce de nous acheminer ». 

Et il en fait des tonnes, dramatise à longueur de page, comme ici, page 191 : « Quand ces progrès sont entérinés par le dictionnaire, la patrie est en danger et l’insurrection est le plus sacré des devoirs ». Rien de moins ! 

Parfois il frise la mauvaise foi ou, en tous cas, il utilise des arguments spécieux. Par exemple, dans l’article « Impensable n’est pas français », page 121 : « Impensable fait partie des mots excessifs ou hyperboliques pour lesquels notre époque a de l’inclination. Inconcevable, inimaginable suffisent à désigner les choses que l’on n’arrive pas à concevoir ou à imaginer. On peut parfaitement penser l’inconcevable ou l’inimaginable (NDLR : sic !). Il suit de là que l’adjectif impensable est une absurdité linguistique (NDLR : ah bon… et pourquoi donc ?) ». 

À d’autres moments du livre, il se fait observateur du monde moderne et contempteur de ses travers, et c’est amusant, comme ici, page 127 : « J’ai remarqué depuis une vingtaine d’années qu’en matière de langage les mots apparaissent lorsque les choses disparaissent (NDLR : Étiemble disait autre chose, à savoir que les mots disparaissent quand les choses disparaissent). Les décideurs ont éclos chez nous au moment où leurs décisions ont commencé à être funestes, et où les grandes, moyennes et petites entreprises sont descendues dans la tombe. À noter au passage que décideur vient du mot américain decider. Encore une heureuse importation ».

À suivre...

11/07/2016

L'été Dutourd de France (I) : itinéraire lexicographique

En 1998 (oui, c’est une date footballistique, non pas une date cycliste, mais c’est comme ça…), Jean Dutourd, grande gueule de droite assumée et Académicien de son état, était sollicité par le Figaro, alors dirigé par Franz-Olivier Giesbert, pour donner une chronique sur le français tel qu’il était parlé ici et là, « Le bon français ».

Il paraît que c’était l’idée de Maurice Druon, le Secrétaire perpétuel de l’époque ; il n’en fallut pas moins pour que l’auteur de « Au bon beurre » donnât libre cours à sa mauvaise humeur légendaire et, accessoirement, à sa connaissance quasi-étymologique de notre belle langue.

En fait de purisme et de conservatisme pointilleux, si vous croyez que ce blogue et son animateur en sont l’illustration ultime, vous n’avez encore rien vu !

Dans ses chroniques, l’excellent homme à la pipe se déchaîne et passe au lance-flammes les cuistres et les pédants, les avachis et les soumis, les paresseux et les incultes, et in fine tous les ravis de la domination américaine sur notre mode de vie et notre façon de jacter.

L’éditeur Plon les a réunies en 1999 dans un livre, « À la recherche du français perdu », au plan lumineux et sans ambages : Partie I L’état de siège, Partie II Détails de la trahison…

À mon tour ( !), je vous propose d’en faire le (Du) tour, pendant ces belles journées de l’été 2016 où les coureurs parcourent la Grande Boucle (avant-hier soir ils étaient au Lioran).

Mais voyons d’abord quelles sont les causes de la débâcle selon Jean Dutourd.

En premier lieu, le snobisme : « Les Français s’évertuent à utiliser des mots américains (ou américanomorphes), non certes dans le but d’apprendre l’anglais, idiome du reste, auquel leur gosier est étrangement réfractaire, ni dans celui de communiquer avec d’éventuels Anglo-Saxons, mais pour épater les autres Français ».

Ensuite les publicitaires : « Le plus comique est que les épateurs se laissent intimider à leur tour par les agents de publicité, les présentateurs de télévision, les parleurs de la radio, les enseignes ou les réclames en jargon des commerçants ».

Jean Dutourd dénonce aussi « le galimatias pédant, où fleurissent les problématiques, les thématiques et mille autres belles choses inaccessibles aux esprits simples » et « le charabia administratif et la langue de bois des politiciens ».

Tout cela fait beaucoup de moulins…

Au-delà du snobisme, il y a le défaitisme, le manque de volonté : « Nous renions notre langage, qui est notre dernier trésor. Nous ne sommes pas encore remis d’avoir perdu la guerre de 1940, que les Américains, les Anglais, les Russes et le Général de Gaulle ont gagnée à notre place ».

Et pourtant, « notre langue était l’instrument le plus approprié pour aller jusqu’au plus caché de l’être, le bistouri permettant de tout disséquer dans l’esprit ».

« La première des deux guerres réelles de notre temps est celle opposant la science, la technique, l’industrie, à la philosophie et aux lettres ; la seconde, qui en découle, et n’est pas moins furieuse, a lieu entre les langues saxonnes et les langues latines ».

« Le langage conditionne tout, il est la charpente et le ciment des civilisations (…). Submerger la langue sous un afflux de mots étrangers et de néologismes hâtifs fabriqués par les techniciens ou des marchands, finit par détruire non seulement la langue elle-même mais encore le passé, l’histoire, les coutumes, les traditions, les métiers, les vieilles recettes et surtout cette chose si charmante qu’est le génie national (...) ».

« Il s’agit de rendre les hommes identiques d’un continent à l’autre. Travail de longue haleine, qui commence par imposer un patois commun, le reste découlant de cette première violence ».

Une langue s’enrichit bien sûr des apports extérieurs « mais à condition que ces apports soient peu nombreux, afin que la langue ainsi nourrie les digère à loisir, non pas si on les déverse par tombereaux ».

« Les lexicographes, jadis, étaient de sourcilleux gardiens (…) ; maintenant, ils mettent un point d’honneur à n’être que des journalistes du langage ; c’est à qui attrapera le premier la moindre scie américaine ou argotique fraîchement éclose dans la publicité (…), sous couleur qu’il est essentiel de suivre pas à pas l’évolution de la langue ».

Les dictionnaires que l’on publie aujourd’hui « sont pleins de discordances bien propres à désespérer les écrivains, les lettrés et le peuple s’il les feuillette. On voit là en plein les ravages de la néologie ; quand apparaît un vocable inédit, au sens indécis, à consonance étrangère ou scientifique, il a vite fait de se substituer aux termes anciens qui étaient non seulement esthétiques mais encore adéquats ».

« La langue française est en état de siège. Il ne tient qu’à nous que ce soit le siège de Paris, dont nous ressuscitâmes très vite, et non celui de Troie, au terme duquel la ville fut rasée définitivement ».

Voilà pour le diagnostic et l’acte d’accusation ; ils datent de décembre 1998. Dans les semaines qui viennent, je vous proposerai un florilège des billets du livre de Jean Dutourd qui m’ont semblé les plus actuels et les plus pertinents.