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09/05/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique III

Ce qu’était l’aristocratie

Le Prince est lucide et pragmatique ; il reconnaît l’intelligence du Maire, futur beau-père de son neveu et, bien plus, il constate son efficacité « Affranchi des mille entraves que l’honnêteté, la décence et la bonne éducation imposent à la plupart, il s’avançait dans la forêt de la vie avec la sûreté d’un éléphant qui, déracinant les arbres et piétinant les tanières, continue son chemin, en ligne droite, indifférent aux griffures des épines comme aux plaintes de ses victimes » (page 127). Et la conséquence est qu’en sa présence, le Prince se sent en état d’infériorité ! L’humour avec lequel tout cela est dit par Lampedusa montre bien de quel côté se range l’auteur… par contraste, on voit bien que pour lui Sedara se caractérise plutôt par un manque d’honnêteté, de décence et de bonne éducation. 

Et ce n’est pas tout. Un délégué du nouveau pouvoir se déplace en Sicile pour lui proposer d’être nommé sénateur. Le Prince refuse tout net, et voici ce qu’il lui répond : « Je suis un représentant de la vieille classe, inévitablement compromis avec le régime bourbonien, et lié à celui-ci par les liens de la décence, sinon de l’affection. J’appartiens à une génération malchanceuse, en équilibre instable entre les temps anciens et modernes et qui se sent mal à l’aise ici et là. De plus, comme vous l’avez sûrement remarqué, je suis un homme sans illusions. Que ferait donc le sénat d’un législateur inexpert, à qui manque la faculté de se leurrer lui-même, faculté essentielle pour qui veut guider les autres ? Les gens de notre génération doivent se retirer dans leur coin, pour regarder les culbutes et les cabrioles des jeunes autour de ce catafalque pompeux. Vous avez besoin précisément de jeunes, de jeunes dégourdis, dont l’esprit soit ouvert au pourquoi et au comment des choses, habiles à masquer, je veux dire à tempérer, leur intérêt particulier derrière de vagues idéaux publics » (page 167).

Tiens, encore la décence. Serait-ce lié à la common decency de George Orwell ?

« Ayant longtemps vécu auprès des classes populaires d’Angleterre du Nord, Orwell pense avoir constaté l’existence d’une common decency propre aux ouvriers. Ces derniers, de par leur condition, seraient plus enclins que les autres à une forme de « décence ordinaire », à l’entraide, à la fraternité, à un comportement « moral » » (Pierre-Louis Poyau, Le Vent Se Lève, média d'opinion indépendant, 3 avril 2017).

« Il (Orwell) misait, au contraire, sur les croyances spontanées et les manières de vivre des gens simples ; il les opposait à la fois aux élites dirigeantes traditionnelles – égoïstes et incapables - et aux intellectuels donneurs de leçons. De ces derniers, il écrit dans Le lion et la licorne, ce sont des gens qui vivent dans le monde des idées et ont très peu de contacts avec la réalité matérielle. Il pensait que la méfiance spontanée des gens simples envers l’autorité ferait barrage à la montée des régimes autoritaires et totalitaires dont il était l’un des témoins les plus lucides de son temps ».

« Orwell ne nie pas que les classes populaires peuvent oublier, par intérêt à court terme ou par des politiques de bouc-émissaire, ou se rallier à des systèmes totalitaires, mais chez lui, très souvent, cette « décence commune » s’exprime de manière négative, elle est toujours là pour rappeler ce qui ne se fait pas, elle indique très rarement ce qui doit se faire. Cette « décence ordinaire » n’est pas seulement innée, elle tient à des conditions sociales qui sont dégradées, métamorphosées par l’ère de la technique, du capitalisme triomphant et du totalitarisme, et de fait les gens ne peuvent plus cultiver cette « décence ordinaire » dans ce monde-là ».

(Bruce Bégout, philosophe spécialiste de Husserl et auteur de « De la décence ordinaire » aux éditions Allia dans l’émission AVOIR RAISON AVEC GEORGE ORWELL  par Brice Couturier, France Culture 3 juillet 2017)

Mais le Prince va plus loin, dans le cynisme, le masochisme ou le fatalisme ! Il ajoute « Je voudrais suggérer un nom pour le sénat : celui de Calogero Sedara (NDLR : le Maire). Il a plus de mérite que moi pour y siéger : sa maison, à ce que l’on m’a dit, est antique, ou finira par le devenir ; plus que de prestige, de ce que vous appelez prestige, il est doué de puissance. En l’absence de mérites scientifiques, il a des mérites pratiques tout à fait exceptionnels. Son attitude pendant la crise de mai fut non seulement irréprochable mais des plus efficaces ; quant aux illusions, je ne crois pas qu’il en ait plus que moi mais il est assez malin pour s’en créer quand cela lui est nécessaire ».

Notez la terrible ironie de la phrase : «  sa maison, à ce que l’on m’a dit, est antique, ou finira par le devenir » ! Cet aristocrate désabusé sait encore donner des coups de griffe…

02/05/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique II

Vous voulez seulement prendre notre place

Onze marque-page pour 249 pages (édition Seuil / Points de 1980), onze passages que j’ai soulignés et dont je vais rendre compte dans ces billets consacrés à ce magnifique roman qu’est « Le guépard » de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa ; c’est un ratio de 0,04, soit un extrait remarquable toutes les 23 pages, proportion elle-même remarquable pour un texte qui n’est pas un essai.

Le prince de Salina est le personnage principal de ce roman ; il vieillit et, suite à l’épopée de Garibaldi, le monde change ; il est conscient de ces deux évolutions concomitantes ; il voit bien aussi que la royauté n’est plus à la hauteur, aussi sa fidélité est-elle mise à rude épreuve ; en témoigne cet échange entre son cousin Malvica et lui :

« (…) Il est possible qu’un souverain, qui n’est qu’un individu, ne se montre pas à la hauteur, mais l’idéal monarchique, lui, reste immuable. Exact, mais les rois qui incarnent un idéal ne peuvent tout de même pas descendre, de génération en génération, au-dessous d’un certain niveau ; sinon, cher beau-frère, l’idéal lui-même en pâtit » (page 21). D’une certaine façon le Prince donne ainsi raison à son neveu : « Si nous n’y sommes pas, nous aussi, ils fabriqueront une république. Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change » (page 35).

Pourquoi cette insurrection et ses ralliements – ou cette sympathie du peuple pour le mouvement ? « Votre Excellence le sait, on n’en peut plus ; perquisitions, interrogatoires, paperasseries pour un oui ou pour un non, un sbire à chaque coin de la maison, les honnêtes gens ne sont plus libres de s’occuper de leurs propres affaires. Après, au contraire, nous aurons la liberté, la sécurité, des taxes plus légères, des facilités, le commerce… Tout le monde s’en trouvera mieux. Il n’y a que les prêtres qui y perdront » (page 40). Les raisons des soulèvements – et les espoirs – sont toujours les mêmes… 

Et les yeux du Prince se dessillent : « Il se passerait beaucoup de choses, mais ce ne serait qu’une comédie bruyante, romantique, avec quelques minuscules taches de sang sur sa robe bouffonne. On était au pays des accommodements, on n’y trouvait pas la furiafrançaise ; d’ailleurs, en France, pendant le mois de juin de 48, que s’était-il passé de sérieux ? Seule, la courtoisie innée du Prince l’empêcha de dire à Russo : J’ai parfaitement compris, vous ne voulez pas nous détruire, nous, vos pères, vous voulez seulement prendre notre place. En douceur, avec la manière, en mettant à la rigueur dans notre poche quelques milliers de ducats(…) Pourvu que tout continue. Continue quant au fond, avec seulement une insensible substitution de classes » (pages 41 et 42).

D’ailleurs, dans la lettre qu’il envoie à son oncle, pour le prier de demandée la main d’Angélique Sedara à son père (il est tombé amoureux de la superbe jeune fille), Tancrède parle explicitement : « de la nécessité d’union entre des familles comme celle des Falconeri et celle des Sedara (…) pour l’apport de sang nouveau qu’elles transmettaient aux vieilles souches, et parce qu’elles concouraient à niveler les classes sociales, ce qui était présentement l’un des buts du mouvement politique italien » (page 95).

Le Prince y voit la confirmation de qu’il pressentait et cela renforce son fatalisme et sa résignation.

Incidemment on découvre l’expression « Dès le pronaos du temple » (Le pronaos, du grec ancien πρόναος – ho pronaos –, littéralement l'espace situé devant le temple, désigne le vestibule ou l'entrée d'un temple – source Wikipedia), qui, ici, désigne l’introduction de la lettre du jeune homme.

25/04/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique I

Quel roman magnifique !

Quand on parle à quelqu’un du Guépard, il pense systématiquement au film de Visconti (« un chef d’œuvre » !) et vous répond : « Delon ? formidable ! Claudia Cardinale ? magnifique ! ». Neuf fois sur dix, il a vu le film avant de lire le livre et souvent ne lira même pas le livre… C’est dire la force d’attraction indue du cinéma et la facilité qui consiste à « se laisser raconter des histoires » par images animées interposées. Dans quelques cas heureux le cinéma fait connaître des œuvres qui sans lui n’auraient pas eu de lectorat ; dans la plupart de cas, il fait office de distraction culturelle et dispense de consulter ses sources (la littérature). Que l’on pense, au-delà du « Guépard », à « la Recherche du temps perdu » transposé au cinéma et imposant ainsi les images mentales du metteur en scène à tous les spectateurs ; une fois qu’on a « vu » les Gilberte Swann et Albertine de celui-là, comment faire pour que ceux-ci les oublient en allant les découvrir dans Proust ?

Donc, a minima, lire les livres « avant » de voir comment les cinéastes les ont réinventés.

Ensuite, quid du Guépard de Visconti ? Burt Lancaster y est impeccable, comme les décors, les lieux et les costumes ; en revanche, Alain Delon, qui joue le rôle à peu près comme dans « L’homme pressé » (1977), c’est-à-dire courant partout, papillonnant, n’est pas loin d’être insupportable ; quant à Claudia Cardinale, en sa prime jeunesse, souriante et boudeuse, elle n’est pas si loin du personnage d’Angélique Sedara sans doute mais elle ne marque pas par son interprétation (ni par sa beauté d’ailleurs, trop enfantine ; on sait bien que, quelques années plus tard, elle sera superbe !).

Mais venons-en maintenant au livre écrit par Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, aristocrate italien, en 1955, quelques années avant sa mort ; ce sera son seul ouvrage, à part un recueil de nouvelles paru en 1961. Dans sa préface (édition Le Seuil, Points, février 1980), Giorgio Bassani raconte sa rencontre avec l’auteur dans un colloque littéraire en 1954 ; ce dernier était venu de Sicile avec son cousin, un poète qui fut la révélation du colloque. Ce n’est que cinq années plus tard qu’il reçut par la poste un manuscrit du Guépard, qu’il publia. Le Prince était déjà mort.

Je pourrais recopier de larges extraits de cette belle préface pleine de louanges, qui résume l’histoire et surtout l’époque qui en forme l’arrière-plan (nous sommes en 1860, Garibaldi débarque en Sicile), mais je préfère consigner mes propres réflexions à la lecture de cet émouvant roman et citer plutôt les passages qui m’ont marqué.

À part le virevoltant Alain et la jolie Claudia, ce que l’on connaît souvent du Guépard, c’est cette phrase célèbre « Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change », prononcée par Tancrède Falconeri, le neveu du Prince Salina (page 35). On la retient souvent sous la forme « Il faut que tout change pour que rien ne change ». C’est une remarque profonde car, la vie étant en perpétuel mouvement, ce qui est figé est balayé : organisations, associations, entreprises, partis politiques, structures sociales… et équipes sportives ! C’est bien en changeant au bon moment certains joueurs qu’un club peut garder sa position dominante dans la durée. Tancrède assène cet aphorisme à son oncle conservateur pour justifier le fait que, membre de l’aristocratie, il a néanmoins rejoint le « révolutionnaire » Garibaldi. Il en reviendra…

Au total, cette phrase ne laisse pas de trace dans le roman, à ceci près qu’il décrit le lent effacement d’une classe sociale – les aristocrates siciliens – et leur remplacement par une classe moyenne qui a fait fortune, à l’image de la fille du maire, Angélique, qui épouse le neveu du Prince, Tancrède.