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07/09/2022

"Un jardin pour mémoire" (Jacques Lacarrière) : critique I

Jacques Lacarrière (1925-2005) était un personnage et un écrivain éminemment sympathique, par sa simplicité, sa culture et son humour. Avant tout, c’était un passionné de la Grèce antique, et son meilleur livre, « L’été grec », fut un immense succès en 1976. Il a fait d’innombrables récits de ses pérégrinations architecturales au Moyen-Orient (« Au cœur des mythologies », 1985) et de ses promenades de ressourcement à travers la France (« Chemin faisant », 1974).

Philosophiquement, il se décrivait comme « cigale », tout le contraire d’une « fourmi » : chanter, vivre, rêver… mais ne surtout pas prévoir, ne surtout pas amasser. Franchement, sans aller jusqu’à la physiognomonie chère à Balzac, je trouve que le physique de Jacques Lacarrière en disait beaucoup sur son caractère.

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En tous cas, c’est là le message principal de son livre « Un jardin pour mémoire » paru en 1999 (Éditions Nil), qu’il a construit sur le calendrier de la libération d’Orléans (de mai à septembre 1944). Orléans est la ville où il vivait à la fin de la Deuxième guerre mondiale et cette « libération » a correspondu à la fin de son adolescence. Cette période cruciale fut donc le prétexte à une suite de courts chapitres (l’ensemble ne fait guère que 203 pages), dans lesquels il raconte sa passion pour la Loire (le fleuve) et pour le jardin de la rue du Parc ; il évoque aussi son éphémère passion pour Éléonore : « Éléonore habite au centre-ville, loin de mon quartier. Pas facile d’aller la retrouver lorsqu’elle est chez elle la nuit. Le couvre-feu sévit partout, personne ne peut plus circuler. Nos brassards ne sont valables qu’en cas d’alerte. Entre moi et Éléonore, entre mon désir et le sien, il y a l’immensité de la ville et surtout il y a les patrouilles allemandes, les ombres allemandes, toute la nuit allemande » (page 33). Il la traverse cette ville, à ses risques et périls, il connaît l’enjeu « Rejoindre Éléonore » et il connaît le danger. Enfin « Se blottir à l’abri du porche. Attendre que le cœur se calme. Éléonore habite rue Saint-Anne, à deux pas de là. Je suis sorti indemne du labyrinthe. Mon cœur bat toujours très fort mais cette fois ce n'est plus en raison de la peur. Là-haut, au deuxième étage, dans la chambre donnant sur la cour, je sais qu’Éléonore m’attend dans son sommeil » (page 46).

01/12/2016

"Le bel aujourd'hui" (Jacques Lacarrière) : critique

Jacques Lacarrière est un helléniste et poète (bien qu’à ma connaissance il n’ait écrit qu’en prose) qui s’est fait connaître en 1976 par son merveilleux « L’été grec, une Grèce quotidienne de 4000 ans ». Il connaissait ce pays comme sa poche, la sillonnant depuis 1947. Il avait écrit plusieurs livres sur les auteurs grecs, anciens et contemporains. Écrivain un peu en marge, il était aussi un homme perpétuellement « en marche », publiant à la même époque « Chemin faisant », un récit de quatre mois de ballades à travers la France, genre littéraire aujourd’hui fort en vogue dans lequel se sont illustrés Jean-Christophe Rufin, Jean-Paul Kaufmann et Axel Kahn, pour ne citer qu’eux. Le destin cruel a voulu qu’il disparaisse en 2005 à la suite d’une banale opération du genou… 

Je n’avais pas oublié « L’été grec », dont je suis allé naïvement chercher des réminiscences sur le terrain, sans avoir la culture ni le bagage linguistique de Jacques Lacarrière. C’est dire si je n’ai pas hésité à acquérir ses « Lectures pour le temps présent » publiées en 1989 sous le titre enchanteur « Ce bel aujourd’hui ».

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L’idée de ce petit ouvrage composé d’une trentaine de courts chapitres est simple mais originale : décrire ses coups de cœur, ses émotions, ses rêves éveillés depuis l’enfance, devant les réalisations humaines, souvent décriées par leurs contemporains. Et Jacques Lacarrière de s’enthousiasmer pour les raffineries, les paquebots, les trains, les automobiles, les viaducs, etc., là où d’autres ne voient que du machinisme, des fumées nauséabondes, des pollutions ou simplement des objets utilitaires et sans âme. Étonnant pour un littéraire qui a fait Langues O’, non ? 

Ce n’est pas tout. Il ajoute une seconde idée à la première : dans une petite annexe à chaque chapitre, il questionne ses propres réactions, les mettant en perspective (comme disent les journalistes) et posant des questions au lecteur (a-t-il vu les choses comme cela ? connaîtrait-il d’autres artefacts du même phénomène ?). 

Tout cela est bel et bon, empreint de poésie et de nostalgie pour ceux qui ont connu les temps qu’évoque Jacques Lacarrière ; il peut y avoir des madeleines là-dedans : le boogie-woogie, la bande dessinée, le blues, les Bugatti et les Buick, les moissonneuses-batteuses… 

Le livre est bien écrit, avec parfois des formules originales ou précieuses : « J’ai passé mon enfance dans un monde engoué de mécanique » (page 10 de l’édition J.-C. Lattès), « Un ciel strié (…) de milliers de moutons d’écume paissant l’abîme » (page 18), « Des grottes inattendues s’éploient en ces hauteurs » et « Peut-être parce qu’ils sont les seuls au monde à demeurer encore intacts en leur empyrée » (page 19), « à épier cet envers de métal ténébreux où gisaient, où gîtaient les lettres, comme si j’allais y découvrir la source et le secret des mots » (page 22), « Les noms de ces derniers (…) évoquent les huit enfants d’une famille asine » et « Partout les relents nidoreux d’une alchimie transmutant jour et nuit l’or des planctons fossiles » (page 30). 

Beaucoup de poésie aussi : « Nuit, pluie et vent : temps rêvé pour les fantômes de l’autoroute. Ils surgissent alors de partout, des halos hallucinés des phares, des rosaces d’eau folle s’effeuillant sur les pare-brise, des faisceaux errants traversant votre route. Faisceaux blancs, jaune et rouge, quelquefois bleu et vert quand d’énormes cargos vous croisent ou vous dépassent, par bâbord ou tribord amure, dans un jaillissement d’écume. Ce sont alors, de tous côtés, des lueurs de balises affolées, des appels de bateaux en détresse, et l’on se sent naviguer dans une nuit sans repères ni amers, entrecoupée d’éclairs, de signaux ivres, d’éclats intermittents au loin, dont ni la durée ni le code ne figurent sur quelque Traité de navigation sur autoroute » (page 93). 

« Avec Incandescence, Luminescence et Fluorescence, notre siècle a trouvé pour la nuit des villes des lumières et des fées nouvelles. A créé des milliers de soleils dociles, de lunes inépuisables. Inventé des minuit aussi radieux que des midis. Des ombres et des pénombres immaculées. Et des nuits aussi blanches que des étés arctiques » (page 216).

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Parfois c’est maladroit : « Le mystère s’éclaira des années plus tard » (page 37) (peut-être a-t-il voulu écrire « s’éclaircit » ?).

Parfois c’est savant et inspiré : « Musicalement, il se caractérise par une basse continue tenue par la main gauche, comprenant huit croches par mesure (avec une alternance croche pointée / double croche) et par des variations mélodiques de la main droite à partir de ce rythme (…) Un boogie-woogie, c’est un orage qui gronde en permanence sous la main gauche tandis que la main droite invente les facéties du vent » (page 45).

Aimant le jazz, Jacques Lacarrière, ce n’est pas étonnant, aimait aussi le Fou chantant : « (…) les enfants s’ennuient le dimanche mais moi je ne me suis pas ennuyé un seul dimanche en écoutant Charles Trénet. (…) Il serait pourtant erroné – peut-être même inexact – de ne voir en Charles Trénet qu’un chanteur et un compositeur moderne car je vois en lui le plus jeune et le plus accompli des troubadours d’Occitanie. (…) Sur sa route enchantée, un rien le fait chanter : un pigeon qui vole, un facteur qui s’envole, un écho, un coquelicot ou un cocorico. Sur le chemin, ses pieds mouillés font flic flic flac, et la cloche répond ding dung dong au glou glou de tous les dindons. Dindons, clochers, bergères, bergers, les images de Charles Trenet ressemblent parfois aux dessins ruraux de Benjamin Rabier. Mais elles ont en plus la fantaisie, la poésie, elles chantent un univers peuplé d’elfes amoureux effeuillant des fleurs bleues sur des chemins heureux, et d’êtres malheureux attendant l’amour fou dans une chambre à deux où papa pique et maman coud. (…) La vraie nature, le vrai visage de Charles Trénet : ceux d’un troubadour qui aurait étudié à l’école de Duke Ellington et de Django Reinhard » (page 163)

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C’est pratiquement toujours très documenté, y compris sur le plan technique. Voici ce que dit l’helléniste Lacarrière des éoliennes : « Pourtant, malgré leur aérodynamisme, leur conception ultra-moderne, elles sont bien plus fragiles que les anciens moulins à vent. Ces derniers ont abouti à une perfection, une longévité inégalées (…). (Il donne l’exemple de l’éolienne géante des îles de la Madeleine au Québec). Elle mourut donc des suites d’une résonance mécanique, ce qui ne se produisait jamais, on s’en doute, avec les vieux moulins en bois. Pourtant, j’en suis certain, l’avenir est aux éoliennes. Elles sont faciles à implanter, ne nécessitent aucune infrastructure particulière, ne polluent pas et ne font aucun bruit (NDLR : à voir…). (…) Les éoliennes sont aux centrales thermiques ce que les dirigeables sont au jet : des machines sans nuisance, discrètes et silencieuses (…). Au fond, j’ai compris seulement à présent ce que sont les éoliennes de notre temps : des abeilles mécaniques qui butinent le vent et distillent une énergie qu’on nomme douce. Comme le miel » (pages 130 à 132).

Nul militantisme chez Lacarrière, même pas à propos des langues. Voici ce qu’il écrit sur les aéroports : « (…) J’écris aéroport. Mais dans cette ville aux sirènes enjôleuses, aux ménagères cosmopolites, aux habitants chaque jour changeants, dans cette ville où nul n’habite mais qui reçoit le monde entier, dans cette Babel électronique et fourmillante, on ne parle pratiquement qu’une seule langue. Depuis la dernière guerre l’anglais est devenu la langue officielle des nuages quand ils parlent entre eux dans le ciel ou qu’ils conversent avec le sol. En babélien, décollage se dit donc taking off, atterrissage landing, embarquement boarding, boutiques hors taxe duty free shops. Et aéroport se dit évidemment airport » (page 56). Évidemment… tu parles ! On était en droit d’attendre mieux d’un si grand lettré, non ? Même en 1989, quel était donc l’intérêt d’un tel lexique français-globish pour les Nuls ?

On pourrait par ailleurs trouver incohérente son association entre Babel et la langue unique, rester perplexe devant le « s » accolé à « changeant », se demander où il a entendu des « sirènes enjôleuses » et si la « ménagère cosmopolite » a cinquante ans ou plus… Là résident en fait les limites de ce livre : un enthousiasme quelque peu forcé, un esprit de système qui a conduit l’auteur à multiplier les métaphores, les oxymores, les élans lyriques… Très vite, avoir compris les ressorts conduit à l’ennui et on se surprend à lire en diagonale les paragraphes les plus emphatiques et à survoler les émotions les plus surjouées. Naturellement on peut admirer et même trouver esthétique le viaduc de Millau, un peu après avoir trouvé historique celui de Garabit ; mais de là à se pâmer devant tous les avatars de la technique d’hier et d’aujourd’hui, il y a plus qu’un pas.

Cela étant, par ci par là, on apprend des choses ; par exemple sur la naissance de Mickey : « L’événement eut lieu aux États-Unis le 1er janvier 1930, quand parut la première bande de Mickey Mouse et de sa fiancée Minnie Mouse. L’histoire s’intitulait Mickey dans l’île mystérieuse, le scénario était de Walt Disney, les dessins de Ub Iwerks remplacé plus tard par Floyd Gottfredson. Ainsi changèrent les rapports séculaires des souris et des hommes » (page 58).

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Il y a deux chapitres sur la bande dessinée ; dans le second, on lit ceci : « (…) tous sont américains et (…) tous sont des personnages de bande dessinée. Ils ont nom Mathurin Popeye, Illico, Guy l’Éclair, Luc Bradefer et Mandrake (…). L’Amérique d’avant-guerre ne légua pas seulement à l’Europe le jazz, les gratte-ciel et les suffragettes, mais une certaine image de l’homme. De l’homme américain, évidemment. Au fond (je m’en aperçois aujourd’hui) j’ai passé mon adolescence à réfléchir en grec, à écrire en français et à rêver en américain » (page 64). 

Non seulement la technique mais aussi la science le fascinent. Et il en parle savamment : « la topologie finale de l’espace est semblable à celle d’une éponge. Des crêpes géantes (vraiment géantes) entourées de vides reliés entre eux comme des parois d’éponge : voilà enfin la réponse à la question si longtemps posée de la forme de l’univers (…). Je suis heureux d’apprendre que j’ai grandi entre les fils d’une tapisserie cosmique dont les dessins m’émerveillaient déjà lorsque j’étais enfant. Je suis heureux de savoir depuis peu que, homo sapiens et terrien planétaire, je ne suis plus un roseau pensant mais une fibre pensante. Et très heureux aussi de savoir que Dieu, s’il existe, n’est plus un Dieu-potier, un Dieu-maçon mais un Dieu-tapissier » (page 232).

Ce sont les derniers mots du Bel aujourd’hui…

Quel est donc mon verdict, puisque je me suis donné comme règle d’en prononcer un à propos des livres que je lis ?

Il y a tellement d’ouvrages passionnants, émouvants, marquants à jamais, que je ne recommande pas celui-là. Et je ne le garderai pas car je n’aurai pas envie de le relire.

Ouvrons plutôt l’Été grec !

 

PS. « tribord amure ».

Amure(s) à bâbord, à tribord, bâbord tribord amure(s).

Avoir les amures à bâbord, à tribord. [En parlant d'un navire] Recevoir le vent par la gauche, par la droite (définition du TILF)