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09/09/2019

"Des hommes qui lisent" (Édouard Philippe) : critique IV

Le chapitre 6 du livre « Des hommes qui lisent » d’Édouard Philippe se terminait sur sa conception de l’action publique nécessaire en faveur de la lecture : autour d’un festival littéraire aux thèmes variés renouvelés chaque année, et traités par des écrivains, des comédiens, des illustrateurs, des danseurs, des plasticiens… multiplier les angles d’accès, incluant évidemment le cinéma.

Le chapitre 7 commence par Saint Augustin pour ensuite mettre en scène ses enfants : sa fille de deux ans lisait dans son lit sans savoir lire et a découvert les livres numériques sur le téléphone de son père (qu’il appelle un iPhone, avec un I majuscule…), livres « remarquablement pensés et réalisés », paraît-il, tout cela avec facilité, évidemment ; son fils de dix ans s’est enthousiasmé pour le Faust de Goethe, en écoutant en même temps que son père dans la voiture (« Je profite de mes heures de conduite pour apprendre », page 110), les CD ou les retransmissions d’œuvres lues, en particulier par Guillaume Gallienne. Ni une ni deux, il rencontre ce monsieur dans un dîner, invité par un ami commun, monsieur qui ne peut être que drôle et incroyablement brillant… Et Édouard Philippe de conclure, à destination du bas peuple : « Profitez de toutes les occasions qui pourraient vous être données de dîner avec lui » ! C’est du même tonneau que le fameux « Qu’ils mangent de la brioche » de Marie-Antoinette. Il est vrai qu’en pareille occasion, Nicolas Sarkozy avait rencontré… Carla.

Trêve de persifflage ! On retient que tout peut être lecture même sans livre (papier) et que tout ce qui a rapport avec les œuvres écrites peut mener à la lecture. Peut-être, sauf que, en vertu de la loi de l’accélération permanente (ou de la facilité galopante ou de la commutation incessante), il y a fort à parier que, une fois l’histoire vue au cinéma ou entendue à la radio, nos apprentis lecteurs se tournent vers une autre histoire, tout aussi résumée ou déformée, sans jamais revenir aux textes originels.

Mais je suis d’accord que ça vaut le coup d’essayer, par tous les moyens, d’intéresser le plus vaste public possible à la lecture et d’effacer les obstacles potentiels que sont l’épaisseur d’un livre, un vocabulaire difficile, la nécessité de s’isoler pour lire, etc.

Autre enseignement du chapitre : Édouard Philippe aime lire, considère que lire est un acte fondamental pour apprendre et découvrir, s’est engagé pour améliorer la situation au Havre. C’est l’essentiel, même s’il n’était pas obligé, pour dire tout cela, de nous rappeler que les chiens ne font pas des chats…

À suivre...

05/09/2019

"Des hommes qui lisent" (Édouard Philippe) : critique III

« Plus j’avance dans ma vie, et dans mes lectures, plus je me désole, souvent avec consternation, parfois avec délectation, de ce que je n’ai pas encore lu, de ce qui me reste à lire et de ce que je ne lirai probablement jamais.

Ce livre est le roman d’une famille marquée par les livres, le récit d’une relation entre un père et son fils, un essai sur une politique municipale, mais, avant tout, il est une plaidoirie pour la lecture » (page 23).

Le livre-récit-confession d’Édouard Philippe est vraiment intéressant dans les passages où il décrit et justifie ses coups de cœur littéraires. C’est dans le chapitre 6, intitulé « Panache et monuments ». Et j’avoue que souvent, nous partageons les mêmes enthousiasmes et que parfois ce qu’il dit d’une œuvre me donne envie de m’y plonger.

Cela commence par « Cyrano de Bergerac », dont il a appris, enfant, la tirade du nez sur le conseil de sa mère, handicapé qu’il était à l’école par des oreilles jugées décollées, et qu’il a longtemps considéré comme une pièce mineure. Édouard Philippe est souvent désarmant de franchise et de naïveté calculées ; comme quand il avoue que c’est le film de Jean-Paul Rappeneau, en 1990, qui l’a fait changer d’avis sur le Cyrano d’Edmond Rostand : « Depuis, Cyrano est probablement le livre que je lis le plus souvent » (page 92). Cet été, un de mes amis s’est lancé, lui aussi, dans un panégyrique de cette « pièce en alexandrins, imitant les classiques mais écrite à la fin du XIXème siècle » ; peut-être venait-il lui-même de terminer « Des hommes qui lisent » ! Quoiqu’il en soit, ce passage du livre est vraiment bon et convaincant ; notre Premier Ministre en profite pour broder avec talent sur l’action politique, sur le conflit permanent entre les principes et l’efficacité, la pureté et le compromis, la fin et les moyens, et il s’enflamme pour le panache, la signature de Cyrano.

Je partage la position d’Édouard Philippe sur les rapports entre la littérature et le cinéma. « À quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? (Jean-Luc Godard) » « À faire œuvre de création originale sans doute mais aussi, après tout, à rendre compte de l’existence et du préalable qu’a été et que sera longtemps la littérature pour l’image » (page 98). Et de fait, certains, comme Gérard Depardieu lui-même, ont découvert Cyrano grâce au film ; d’autres comme Édouard Philippe l’ont re-découvert ; quant à moi, j’ai hérité d’une vieille édition de la pièce et tout cela m’a donné envie de la lire. Même chose pour « Tous les matins du monde » et tant d’autres œuvres ; la plupart du temps, le film est inférieur à l’original mais il y a des exceptions. Édouard Philippe a découvert « Les Misérables » et Hugo  grâce au film avec Robert Hossein et Lino Ventura ! Et il a été impressionné, comme moi, par la description de la bataille de Waterloo. Il a relu deux fois « Les Misérables » depuis lors, dans l’édition de poche en trois tomes qui ne l’a jamais quitté de déménagement et déménagement. Comme « Les Trois Mousquetaires » et « Vingt ans après », il s’est promis de le relire tous les dix ou quinze ans ! Je n’en suis pas là… Hugo et Dumas ont atteint deux sommets de la littérature et « se trouvent comme ainsi dire étouffés par leur succès populaire, qui les condamne dans le même mouvement à la gloire nationale et à l’indifférence intellectuelle » (page 101). C’est bien dit !

À suivre...

02/09/2019

"Des hommes qui lisent" (Édouard Philippe) : critique II

« Des hommes qui lisent » est l’histoire d’Édouard Philippe avec les livres, avec l’encouragement à lire et avec les personnes liées aux livres qu’il a aimés, au premier rang desquels trône son père « le premier des Philippe à avoir obtenu son bac ». Comme tous les gens célèbres qui s’expriment, Édouard Philippe vénère son père, lui doit tout et l’écrit à longueur de pages ; c’est lui qui ouvre la première anecdote, c’est lui que l’auteur salue outre-tombe à la dernière et c’est à lui qu’est dédié le livre.

Cette première anecdote, soit dit en passant, donne le ton du récit : modestie, humilité et leur contraire « à tous les étages ». « Je ne savais pas lire en entrant au CP, et je n’avais aucune année d’avance » (page 9)… Oh le pauvre enfant ! Est-il condamné à la médiocrité et au banal ? Non ! Son père, professeur de français, « le convoque à sa table de travail » et le met au défi de lire la première page de l’Enfer de Dante. Excusez du peu ! Parfois la complaisance envers lui-même, voire l’autosatisfaction, dépassent la norme : « Je développais des théories que j’avais cru comprendre dans des livres ou que j’inventais avec un aplomb qui m’a sans aucun doute servi lorsque je suis devenu avocat et qu’il a fallu plaider » (page 14).

« Des hommes qui lisent » est l’occasion pour Édouard Philippe, peut-être mal à l’aise à l’oral et d’ailleurs empêché par sa fonction de « fendre l’armure » comme aiment à le dire les journalistes, de parler de lui, de son apprentissage du plaisir de lire et de son engagement, à la Mairie du Havre, dans une politique d’encouragement à la lecture (activité qui, on le sait, est menacée par l’omniprésence et l’attrait irrépressible des écrans numériques). Cet aspect du récit est intéressant et fort bien tourné.

Chaque semaine, son père l’emmenait à la bibliothèque municipale ; il y aurait emprunté « plus d’une centaine de livres » mais ne se souvient que d’un seul (une histoire de Sparte), qui « a provoqué l’étincelle ».

Dans sa bibliothèque personnelle se sont accumulés « tous les livres qu’il a achetés ou qu’on lui a offerts depuis le début de ses études (...) Il n’en manque quasiment aucun car jamais je ne les prête ni ne les jette. Tous ces livres, toutes ces heures passées à accumuler des connaissances, à découvrir des histoires et des époques et des milieux, à oublier tout le reste, à vibrer ou à m’indigner, à passer le temps parfois, à jubiler aussi, m’ont construit (…) Le vrai miroir d’un lecteur est sa bibliothèque (…) Une bibliothèque est comme le lieu de mémoire de notre existence (…) Elle nous offre le réconfort permanent de merveilleux souvenirs que l’on pourrait reproduire » (page 17). On pense, brièvement, à "Ma bibliothèque" de Cécile Ladjali.

Les pages sur l’importance de la lecture et sur son action politique au Havre sont intéressantes et convaincantes. « Rien ne remplacera jamais la lecture dans l’accumulation et la diffusion de savoir humain » (page 21).

Le deuxième chapitre est consacré à l’origine de sa famille et… de son prénom ; pourquoi Édouard ? L’histoire remonte à son arrière-grand-père, Louis Philippe, docker et cégétiste au Havre avant la guerre. Elle est bien racontée et l’on pense, brièvement, aux Mémoires de Marguerite Yourcenar. Là encore, c’est l’occasion pour notre auteur de la jouer peuple : « Sa carte d’adhérent de l’année 1939 au syndicat des dockers figure en bonne place sur mon bureau à la mairie du Havre. Elle surprend parfois » (page 27). Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un arrière-grand-père communiste…

Pour la beauté de la démonstration et de la lignée, il suppose que « les livres n’étaient pas absents de sa vie », vu que l’instruction était importante aux yeux des syndicats. Le fils de Louis s’appelait Charles (son grand-père) ; il travaillait sur le port la semaine et ramassait des balles de golf le dimanche ; c’est là qu’il est repéré par un négociant richissime et collectionneur de tableaux, Édouard Senn ; quand Charles contracte la tuberculose pendant la guerre, Édouard paye son hospitalisation dans un sanatorium et lui fait envoyer des caisses de livres, qu’il lit. Deuxième lecteur – authentifié, lui – dans la lignée. Guéri, il revient travailler dans l’entreprise d’Édouard Senn et finit par en prendre la direction. Ses deux fils jumeaux, dont le papa professeur de français, deviendront des lecteurs assidus et exigeants. On comprend que le premier petit-fils ne pourrait se prénommer que Édouard.

Mais la filiation n’aurait pas suffi pour cela ; il a fallu le nom d’un personnage des « Faux monnayeurs » d’André Gide (page 36). Voici ce qu’il en dit et qui donne envie de le lire : « Quel roman et quelle construction avec ses intrigues multiples, superposées, enchevêtrées et ses trois personnages principaux tour à tour narrateurs. Roman en miroir, fait pour dérouter le lecteur, et dont la trame se confond parfois avec celle du roman qu’écrit l’oncle Édouard. Roman politique aussi, même s’il parle de tout sauf de politique, parce que sa construction évoque immanquablement pour moi les entrelacs de conspirations, de stratégies partisanes, de coups à trois bandes et de fausses trappes » (page 36).

Au total on vérifie que tous les hommes célèbres ont eu une histoire familiale ou personnelle compliquée, dramatique ou passionnante ou les trois à la fois. Leur père est formidable, leur mère admirable, leurs grands-parents inimitables… Une fois que l’on a fait la part de l’emphase ou de l’exhibitionnisme, on se prend à penser que c’est pour cela qu’ils sont célèbres, et l’on se sent rasséréné !

À suivre...