21/07/2016
"Souvenirs d'enfance et de jeunesse" (Ernest Renan) : critique (II)
Les « Souvenirs d’enfance et de jeunesse » d’Ernest Renan commencent, comme il se doit, par l’évocation de son village natal et de l’enseignement qu’il y a reçu chez les Pères. Et dès la page 20, la critique point et l’on voit arriver la rupture : « Mon enfance s’écoulait dans cette grande école de foi et de respect. La liberté, où tant d’étourdis se trouvent portés du premier bond, fut pour moi une acquisition lente. Je n’arrivai au point d’émancipation que tant de gens atteignent sans aucun effort de réflexion, qu’après avoir traversé toute l’exégèse allemande. Il me fallut six années de méditation et de travail forcené pour voir que mes maîtres n’étaient pas infaillibles. Le plus grand chagrin de ma vie a été, en entrant dans cette nouvelle voie, de contrister ces maîtres vénérés ; mais j’ai la certitude absolue que j’avais raison, et que la peine qu’ils éprouvèrent fut la conséquence de ce qu’il y avait de respectablement borné dans leur manière d’envisager l’univers ».
Ils se trompaient, d’après Renan, et pas seulement quant à la philosophie et à la vision du monde ; sur la littérature aussi : « L’éducation que ces bons maîtres me donnaient était aussi peu littéraire que possible. Nous faisions beaucoup de vers latins ; mais on n’admettait pas que, depuis le poème de La religion de Racine le fils, il y eût aucune poésie française. Le nom de Lamartine n’était prononcé qu’avec ricanement ; l’existence de Victor Hugo était inconnue. Faire des vers français passait pour un exercice des plus dangereux et eût entraîné l’exclusion. De là vient en partie mon inaptitude à laisser ma pensée se gouverner par la rime, inaptitude que j’ai depuis bien vivement regrettée ; car souvent le mouvement et le rythme me viennent en vers ; mais une invincible association d’idées me fait écarter l’assonance, que l’on m’avait habitué à regarder comme un défaut, et pour laquelle mes maîtres m’inspiraient une sorte de crainte » (page 21).
Il y a de beaux passages dans ces Souvenirs, par exemple celui-ci, dans le chapitre « Prière sur l’Acropole » : « L’impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j’aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux : c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi.
Jusque-là, j’avais cru que la perfection n’est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de l’absolu. Depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du mot ; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme, m’apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu’à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale. Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l’art, la philosophie, la civilisation ; mais l’échelle me manquait. Quand je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin, comme je l’avais eue la première fois que je sentis vivre l’Évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de Casyoun.
Le monde entier alors me parut barbare. L’Orient me choqua par sa pompe, son ostentation, ses impostures. Les Romains ne furent que de grossiers soldats ; la majesté du plus beau Romain, d’un Auguste, d’un Trajan, ne me sembla que pose auprès de l’aisance, de la noblesse simple de ces citoyens fiers et tranquilles. Celtes, Germains, Slaves m’apparurent comme des espèces de Scythes consciencieux, mais péniblement civilisés. Je trouvai notre Moyen-Âge sans élégance ni tournure, entaché de fierté déplacée et de pédantisme. Charlemagne m’apparut comme un gros palefrenier allemand ; nos chevaliers me semblèrent des lourdauds, dont Thémistocle et Alcibiade eussent souri.
Il y a eu un peuple d’aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d’art tellement fines que nos raffinés les perçoivent à peine. Il y a eu un public pour comprendre ce qui fait la beauté des Propylées et la supériorité des sculptures du Parthénon » (pages 44 et 45).
Et la Prière commence ainsi : « Je suis né, Déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil ; les fleurs sont des mousses marines, les algues et les coquillages colorés qu’on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d’eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines, où, sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel » (page 46).
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