06/03/2025
Littérature de guerre : petite bibliographie (I : la Grande Guerre)
Fidèle à la méthode Warburg, je choisis mes lectures « par thème », en suivant une sorte de fil d’Ariane, qui ne me permet sans doute pas de faire le tour d’un sujet mais me donne une idée du style d’une école de pensée ou des préoccupations littéraires d’une époque (voir par exemple ma « Suite de Vézelay » ou mes billets sur les Hussards). C’est ainsi que, par deux fois, j’ai recherché des auteurs qui avaient écrit sur la guerre. En effet, quelques victimes des deux guerres mondiales du XXème siècle ont témoigné, et parfois ces témoignages constituent des chefs d’œuvre de la littérature.
Il y a eu une sorte de « tir groupé » d’écrivains, à la fin de la Première guerre mondiale, tous anciens participants aux combats, et parfois blessés : d’abord « Le feu » (Prix Goncourt 1916) d’Henri Barbusse. Ensuite les textes rassemblés ultérieurement dans « Ceux de 14 » de Maurice Genevoix, écrivain prolifique et éclectique, qui n’obtiendra le Goncourt qu’en 1925, mais pour « Raboliot », c’est-à-dire pour la deuxième partie de son œuvre littéraire, consacrée au monde animal. Il est récemment entré au Panthéon. L’année 1918 voit la publication de « Civilisation » de Georges Duhamel, couronné du Prix Goncourt la même année. Puis « Les croix de bois » (1919) de Roland Dorgelès, qui n’arrive que second au Goncourt, battu de peu par Marcel Proust qui, naturellement, va « écraser » toute la période littéraire avec « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Et ce n’est qu’en 1931 que Jean Giono publiera sa vision de la Grande Guerre dans « Le grand troupeau ».
Si le sujet de ces textes est commun : la souffrance dans les tranchées, dans le froid et la boue, et sous la mitraille ; l’horreur quotidienne, la faim, les morts et les blessés, les copains qui tombent au hasard des tirs et des trajectoires d’obus, et si le point de vue adopté l’est aussi : raconter, témoigner, se souvenir ; ne pas geindre, ne pas accuser, ne pas récriminer... la forme utilisée par chaque écrivain est bien particulière :
- Barbusse, Genevoix, Duhamel et Dorgelès procèdent par courts chapitres qui décrivent des situations prises sur le vif, des anecdotes, des événements, tandis que Giono a choisi le roman, à travers la destinée d’une famille de paysans ;
- Barbusse, Genevoix et Dorgelès racontent la guerre des poilus, tandis que Duhamel parle en médecin-chirurgien de guerre ;
- Barbusse et surtout Genevoix n’oublient pas, au milieu du désastre et des vies brisées, la poésie, les joies simples, le retour des saisons, le chant des oiseaux.
Complètement différent est « Au-dessus de la mêlée » de Romain Rolland (22 septembre 1914), puisqu’il s’agit d’un manifeste pacifiste contre la guerre, qui attira à l’auteur de nombreuses critiques et même des réactions de haine mais qui ne l’empêcha pas d’être récompensé par le Nobel de littérature l’année suivante. La guerre du côté allemand – mais pacifiste – peut être appréhendée dans « Im Westen nichts neues » (« À l’ouest rien de nouveau ») de Erich-Maria Remarque (1929). On se souvient aussi du film « La grande illusion » de Jean Renoir (1937), avec Jean Gabin et Erich von Stroheim.
Jeanne Galzy publie en 1921 « La femme chez les garçons » qui n’a rien de l’histoire scabreuse que pourrait suggérer son titre mais qui est le témoignage chaleureux et passionné d’une jeune institutrice débutante qui va enseigner pendant la guerre dans une école de garçons... L’Anglais Charles Morgan publia « Fontaine » en 1932, roman psychologique qui a pour toile de fond la guerre, à travers l’histoire d’officiers britanniques assignés à résidence en Hollande.
On peut certainement ajouter à cette liste la fresque « Les Thibault » de Roger Martin du Gard, qui couvre cette période.
L’aspect historique est abordé, par exemple, dans « La bataille de la Somme » de Alain Denizot (2002).
09:52 Publié dans Duhamel G., Écrivains, Genevoix M., Histoire et langue française, Littérature, Livre, Proust Marcel, Récit, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
25/01/2021
"Nuits de guerre" (Maurice Genevoix) : critique III
Quel style, page après page ! Quelle poésie et quel réalisme mêlés ! Quel régal !
Toujours, comme ici page 338, la mort et la vie se côtoient : « Et ces tombes ! Voici celle des trois artilleurs, spacieuse, bordée de pierres blanches, jonchée de rameaux de houx. Et voici celle des fantassins, toute petite, évoquant, sous l’étroite levée d’humus, la forme du corps replié sur lui-même, écrasé peu à peu par la poussée des terres. Il en est dont l’humble croix a disparu, déjà : on l’avait faite de deux branches cassées, assemblées comme on avait pu, avec un clou arraché du soulier, un brin d’osier, une ficelle… Cela ne tenait pas ; le clou a rouillé et le bois s’est fendu ; la pluie est tombée si longtemps que le lien pourri a cédé. Il n’y a plus de croix. Et c’est le mois dernier, seulement le mois dernier, que la guerre a touché ces campagnes !
La lumière est charmante aujourd’hui, légère, fluide. Les ornières de la route, encore pleines d’eau de pluie, font devant moi de longs traits de clarté. Blanches, au-dessus de l’horizon proche, des fumées montent, qui annoncent le village caché au pli de la vallée. Bientôt j’aperçois le coq du clocher, puis le capuchon de zinc du toit. Enfin la route plonge brusquement et je vois Mouilly à mes pieds.
Les maisons blanches, les maisons bleues détachent leurs couleurs sur le vert jauni des prés. Quelques brèches noires ouvertes dans les murs, quelques trous béants dans les tuiles rappellent, malgré qu’on en ait, les rafales d’obus qui ont croulé sur ces demeures. Mais la fine transparence de l’air pose comme un oubli sur ces mutilations des choses. On les voit encore ; elles ne saignent plus ; il semble que le village, comme un blessé pansé, ne souffre plus ».
Quel contraste du premier paragraphe au suivant, et sans transition ! Au contraire, le troisième nous renvoie insidieusement à la guerre, omniprésente, dont les dégâts sont patents, même si le village en question semble s’en être remis…
Je ne peux m’empêcher de songer à :
« Quatre maisons fleuries d’orchis jusque sous les tuiles émergent de blés drus et hauts.
C’est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras.
Le sainfoin fleuri saigne dessous les oliviers.
Les avettes dansent autour des bouleaux gluants de sève douce.
Le surplus d’une fontaine chante en deux sources. Elles tombent du roc et le vent les éparpille. Elles pantèlent sous l’herbe, puis s’unissent et coulent ensemble sur un lit de jonc.
Le vent bourdonne dans les platanes.
Ce sont les Bastides Blanches » (Jean Giono, Colline, 1929).
Certains me diront : « Pas étonnant, c’est le style des années 20-30 ! ».
Peut-être, mais n’est-ce pas du grand art, dans un cas comme dans l’autre ?
07:00 Publié dans Écrivains, Genevoix M., Littérature, Livre, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)
21/01/2021
"Nuits de guerre" (Maurice Genevoix) : critique II
Aujourd’hui, c’est la Sainte Agnès…
J’ai repris mon gros bouquin, « Ceux de 14 », et je relis les pages que j’avais marquées en avril quand j’étais dans « Nuits de guerre » et dont je n’avais pas parlé dans mon premier billet à l’époque. Étonnamment, la magie du verbe est toujours là, on peut ouvrir le livre à n’importe quelle page et prendre plaisir à s’y replonger.
Par exemple, page 302 : « Les Boches se taisent : ils doivent dormir. Un silence d’anéantissement écrase ma tranchée : les miens dorment. Les bois eux-mêmes, autour de nous, reposent. Mais dans le temps où je m’endors aussi, un frémissement qui court dans les hautes feuilles me fait blottir ma tête sous un coin de ma couverture, dans un geste d’instinctive défense contre l’ennemi dont nul obstacle n’arrête le glissement perfide, et dont ce frais bruissement frissonnant sur les cimes annonce la venue redoutée : la pluie ».
Et plus loin, page 323, cet échange entre le sous-lieutenant Genevoix et le soldat Pannechon, à bout, sans plus aucun espoir, échange que l’on a envie de mettre sous les yeux de nos compatriotes, à bout, minés par cette pandémie à coronavirus qui n’en finit pas : « J’suis gelé, j’ai mal partout : j’ai envie d’me laisser crever (…) C’est trop d’maux pour les mêmes, aussi ! Quante c’est pus les balles, c’est la boue, c’est la flotte, c’est l’manque de dormir ou d’manger, toujours du mal : ça fatigue à force, vous savez/ moi j’suis au bout, j’ai pus d’courage (…) Eh bien ! moi j’vous dis qu’j’en ai marre, qu’j’aime mieux n’pus vivre du tout que d’revoir une nuit comme celle-là. On en reste marqué ; on n’en guérira p’t-êt’e jamais… Pus d’plaisir, pus d’gaîté, pus d’bon temps. C’est comme si on était d’venu vieux tout d’un coup… ».
07:00 Publié dans Écrivains, Genevoix M., Littérature, Livre, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)