24/08/2017
"Les soleils des Indépendances" (Ahmadou Kourouma) : critique IV
« La politique n’a ni yeux ni oreilles ni cœur ; en politique le vrai et le mensonge portent le même pagne, le juste et l’injuste marchent de pair (NDLR : j’aurais écrit « de paire »), le bien et le mal s’achètent ou se vendent au même prix » (page 157).
« Le matin était patate douce. Le soleil avait été ensorcelé par les nuages, puisqu’un seul bout de duvet de nuage l’avait pacifié. Le vent soufflait faible comme s’il naissait tout près aux berges des lacs qu’on pouvait apercevoir de la caserne. Et le chant et le vol des oiseaux remplissaient tout l’espace : querelleurs, ils volaient des cocotiers aux plantations de caféiers et s’abattaient en bandes dans les jardins : pluvians, chevaliers, courlis, vanneaux » (page 161).
« Il n’est pas un homme de l’indépendance et jamais il ne te pardonnera d’avoir entré la lame de ton couteau dans la gaine de son sabre » (page 178).
Et le point d’orgue : « N’as-tu rien entendu Fama ? Tu vas à Togobala, Togobala du Horodougou. Ah ! voilà les jours espérés ! La bâtardise balayée, la chefferie revenue, le Horodougou t’appartient, ton cortège de prince te suit, t’emporte, ne vois-tu pas ? Ton cortège est doré » (page 194).
Ces quelques citations vous ont-elles donné envie de lire « Les soleils des Indépendances » de Ahmadou Kourouma (Le Seuil, 1970) ?
07:30 Publié dans Écrivains, Kourouma Ahmadou, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
21/08/2017
"Les soleils des Indépendances" (Ahmadou Kourouma) : critique III
Les phrases de Kourouma ont souvent une apparence de sentence ou de proverbes, comme ici : « À vouloir tout mener au galop, on enterre les vivants, et la rapidité de la langue nous jette dans de mauvais pas d’où l’agilité des pieds ne peut nous retirer » (page 22).
Et toujours ce balancement, ce « en même temps », entre les avantages et les inconvénients respectifs de la colonisation et de l’indépendance : « Le négoce et la guerre, c’est avec ou sur les deux que la race malinké comme un homme entendait, marchait, voyait, respirait, les deux étaient à la fois ses deux pieds, ses oreilles et ses reins. La colonisation a banni et tué la guerre mais favorisé le négoce, les Indépendances ont cassé le négoce et la guerre ne venait pas » (page 23). Personnellement je n’ai pas élucidé la raison de l’emploi du pluriel pour l’indépendance… Kourouma prend-il à son compte le processus dans l’ensemble des pays africains ?
Le titre du chapitre 5 est un peu à la Hugo ou à la Verne : « Après les funérailles exaucées éclata le maléfique voyage ». Et Kourouma nous décrit les funérailles du cousin chef de tribu comme Giono le festin dans la montagne (« Que ma joie demeure »). « Pourquoi les Malinkés fêtent-ils les funérailles du quarantième jour d’un enterré ? Parce que quarante jours exactement après la sépulture les morts reçoivent l’arrivant mais ne lui cèdent une place et des bras hospitaliers que s’ils sont tous ivres de sang (…) Avant les soleils des Indépendances et avant les soleils des colonisations, le quarantième jour d’un grand Malinké faisait déferler des marigots de sang » (page 138). Et Fama, grand prince, va donc faire sacrifier quatre bœufs, partie de l’héritage qui lui revient. Voici donc un aperçu du tableau que brosse Kourouma : « Quatre bœufs versent trop de sang ! (…) Les chiens s’enragèrent et chargèrent (…) Prompts au combat tous les Malinkés assis se précipitèrent, s’organisèrent et, à coups de bâton, se défendirent avec succès contre les crocs de la meute (…) Défaits, refoulés, vaincus, la discorde et la querelle ravagèrent les cabots, ils s’entre-déchirèrent les oreilles et s’entre-arrachèrent les yeux dans des aboiements d’enfer. La deuxième victoire des hommes fut remportée sur les charognards » (page 142). Il y a un ordre à respecter dans l’attribution des quartiers de viande mais il est obtenu de haute lutte ! D’abord les hommes, famille par famille, ensuite les enfants, qui jouent avec les intestins, puis les chiens et enfin les charognards. Il se trouve que ce jour-là il ne resta rien pour ces derniers ; il fallut donc recourir au féticheur qui réussit à éloigner le mauvais sort.
La fête commença vraiment : « À cause du frémissement des seins, de la pulsation des fesses et de la blancheur des dents des jeunes filles, contournons les danses : yagba, balafon, n’goumé. Mais asseyons-nous et restons autour du n’goni des chasseurs. Bâtardise ! Vraiment des soleils des Indépendances sont impropres aux grandes choses ; ils n’ont pas seulement dévirilisé mais aussi démystifié l’Afrique » (page 144).
07:33 Publié dans Écrivains, Kourouma Ahmadou, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
25/07/2017
"Les soleils des Indépendances" (Ahmadou Kourouma) : critique II
Dans mon billet précédent, j’ai commenté le livre « Les soleils des Indépendances » de Ahmadou Kourouma.
Deux choses m’ont frappé lors de la lecture de ce bon roman, riche et dépaysant.
D’abord la langue ! Je ne sais pas si c’est le français parlé en Côte d’Ivoire ou bien si c’est une « création poétique » de l’écrivain mais il est inventif, coloré, pittoresque, avec deux caractéristiques majeures : une tendance à rendre les verbes transitifs et une utilisation continue de métaphores, dont certaines sont vraiment savoureuses (« un affront à faire éclater les pupilles », « bouillonnant d’impatience comme mordus par une bande de fourmis magna », « l’hyène a beau être édentée, sa bouche ne sera jamais un chemin de passage pour le cabrin », ).
En voici quelques extraits.
Kourouma excelle à rendre l’ambiance des lieux, les paysages, les variations du climat :
« Le soleil ! le soleil ! le soleil des Indépendances maléfiques remplissait tout un côté du ciel, grillait, assoiffait l’univers pour justifier les malsains orages des fins d’après-midi (…). Des garde-fous gauches du pont, la lagune aveuglait de multiples miroirs qui se cassaient et s’assemblaient jusqu’à la berge lointaine où des îlots et lisières de forêts s’encastraient dans l’horizon cendré » (page 11 de l’édition Points d’octobre 1995). Autant le pays de l’enfance et des aïeux est aride et traditionnel, autant celui où vit Fama est agité et pluvieux. Le roman est aussi celui du choix d’une destinée et d’un lieu de vie…
« Le griot continua à dire, et du autrement désagréable » (page 13), « La vérité il faut la dire, aussi dure qu’elle soit, car elle rougit les pupilles mais ne les casse pas » (page 16), « et battaient ses naseaux de cheval qui vient de galoper » (page 17).
Le vocabulaire lui aussi est pittoresque : l’harmattan (vent d’est, chaud et sec, soufflant du Sahara), beaucoup de « bâtards », « bâtardes », « bâtards de fils de chien » et « bâtards de bâtardise », les dioulas (commerçants musulmans itinérants), le griot, le boubou, le fromager (l’arbre), les toubabs, « un n’goni de chasseurs sans sang » (peuples bantous habitant la Zambie, la Tanzanie et le Mozambique). Les mots ne sont pas toujours utilisés comme en français de France : « Le palabre battait » (la discussion allait bon train ou plutôt, ceux qui discutent s’échauffent car le palabre n’est pas ici la discussion mais les débatteurs), « il tua sacrifices sur sacrifices » (le sacrifice n’est pas ici l’acte mais la bête que l’on exécute).
Le manifeste, la plainte, la réflexion politique ne sont jamais très loin : « Les Indépendances n’y pouvaient rien ! Partout, sous tous les soleils, sur tous les sols, les Noirs tiennent les pattes ; les Blancs découpent et bouffent la viande et le gras » (page 20). Et, a contrario, « Cette vie de grand commerçant n’était plus qu’un souvenir parce que tout le négoce avait fini avec l’embarquement des colonisateur. Et des remords ! Fama bouillait de remords pour avoir tant combattu et détesté les Français un peu comme la petite herbe qui a grogné parce que le fromager absorbait tout le soleil ; le fromager abattu, elle a reçu tout son soleil mais aussi le grand vent qui l’a cassée » (page 22).
L’islam non plus, tantôt métronome des journées (les cinq prières), tantôt occasion de commentaires plus ou moins ironiques.
Enfin le thème du roman, en se souvenant de ce que revendiquait Alain Mabanckou pour le roman africain, à savoir ne pas tomber dans le panneau d’écrire ce que le public occidental attend, parce que pour lui c’est représentatif de l’Afrique : exotisme, animisme, fantastique, voire misérabilisme, etc. Or que lit-on ici ? justement cela (griots, totems, mânes des aïeux, superstitions…). C’est un peu l’équivalent africain du « réalisme fantastique » de l’école sud-américaine emmenée par Garcia-Marquez, et c’est une référence élogieuse. L’histoire racontée à partir d’éléments locaux devrait atteindre à l’universel, selon Mabanckou, sans se cantonner au folklore (c’est ce qui faisait que Giono, par exemple, n’était pas un écrivain « régional » mais un grand écrivain, bien qu’il utilisât comme matériau des paysages, des anecdotes et des personnages de sa Provence natale) ; Kourouma atteint-il cet objectif ? Sans doute pas, bien que l’on prenne un grand plaisir à le lire et, sans toujours se l’avouer, à se dépayser grâce à lui. Et même plus : une fois qu’on a refermé son roman et compris l’épilogue de cette trajectoire humaine, on trouve un autre plaisir à le feuilleter et à redécouvrir posément, comme je viens de le faire pour ce billet, ses multiples facettes chatoyantes – descriptions impressionnistes, anecdotes, réflexions…
12:25 Publié dans Écrivains, Kourouma Ahmadou, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)