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08/07/2019

Petite lettre d'un livre aux GAFAM (Clara Dupont-Monod)

Dans le Marianne du 29 mars 2019, j’ai lu un amusant billet de Clara Dupont-Monod qui imagine écrire, au nom d’un livre, aux GAFAM (les fameuses multinationales, Google and co.). On y apprend que, selon un sondage commandité par le Centre national du livre, 88 % des Français se déclarent lecteurs et curieux des genres littéraires (fiction, policier, poésie, etc.) puisqu’ils en ont testé plus de six en un an. La moitié des jeunes de 15 à 24 ans ont lu un classique et adorent les ouvrages sur l’histoire ! Pour 93 % des Français, lecture rime avec loisir et avec plaisir. Enfin, un Français sur quatre ne jure que par le livre-papier (j’en fais partie ; comme dirait l’autre, à quoi sert de se trimbaler dans le métro avec une liseuse qui contient mille textes ? à se la faire voler ?).

Et l’excellente Clara (que l’on peut également entendre sur France Inter) de conclure : « Avant d’être une éponge à applis, un pigeon dont on revend les données personnelles ou un avaleur d’images débiles, un Français, c’est d’abord un lecteur ».

Et j’ajoute : ça fait cinq siècles que ça dure.

04/07/2019

Émerveillements linguistiques : la traduction et l'empathie selon François Bizot

C’est dans ce deuxième chapitre de son livre « Le silence du bourreau » que François Bizot parle des langues et de la traduction, à l’occasion de son travail de bénédictin sur les manuscrits khmers. J’ai déjà cité un extrait dans mon billet du 20 juin 2019.

Voici la suite de son texte : « … un inconnu ne livre jamais de ce qu’il se dispose à dire, qu’une image modifiée par ses hésitations, par ses présupposés. Il fallait prévoir que ce qui me serait intelligible me serait aussi trompeur. Ainsi, faire en sorte que ces êtres lointains, inatteignables, je veux dire dont tant d’interdits nous maintenaient à distance, me livrent dans leur langue quelque chose que je puisse énoncer dans la mienne, au travers d’une démarche humaine, globale, sensible, personnelle… Je devais tout mettre en œuvre pour me distinguer d’eux le moins possible mais aussi me braver moi-même pour mobiliser en moi de nouvelles dispositions de l’âme » (page 69).

Et ce qui est fascinant, c’est ces mêmes qualités humaines et professionnelles qui permettaient à François Bizot de « traduire » ce que lui disaient les moines et donc de progresser dans son appropriation des textes anciens et des traditions ancestrales, allaient lui permettre d’entrer en communication – et même en relation quasi intime – avec son gardien.

« C’est ce défi qui me dépassait, ces marottes contractées en arrivant sur place, cette manie de vouloir systématiquement percer les semblables pour les tâter de l’intérieur, qui se sont transformées en une opération cauchemardesque, après mon arrivée à M.13. Car c’est une chose que d’investir de son expérience particulière la condition humaine d’autrui, et c’en est une autre que de s’infiltrer en lui, en prenant sa forme, lorsque cette forme s’avère intolérable et cependant si congrue qu’on ne peut douter qu’elle soit aussi la nôtre. Un geôlier khmer rouge, c’était le contraire de moi, mais c’était encore moi, jusque dans la décadence » (page 69 et 70).

Ces passages constituent pour moi le sommet du livre : « Et tandis qu’enchaîné devant lui, je le regardais comme mon contemporain, que les mots qui transparaissaient de ma frayeur disaient : je ressens, je partage, je fais miens ton effroi et ton sort, je l’affranchissais de sa propre frayeur, et parvenais, sans l’avoir calculé, à lui cacher l’image haïssable que ses autres victimes renvoyaient toutes sur lui.

Mon visage devenu le sien fut ce qui lui a interdit de me tuer » (page 70).

01/07/2019

"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique II

Le livre de François Bizot, « Le silence du bourreau » (Flammarion, 2011), se compose de trois parties d’intérêt croissant.

Pour commencer, 153 pages plutôt poussives dans lesquelles il ressasse son obsession depuis sa libération : l’Homme est ainsi fait que n’importe qui peut devenir bourreau ; il faut donc rechercher sans cesse l’Homme derrière chaque bourreau ; et ne pas l’assigner à une quelconque singularité de monstre. François Bizot cite un extrait du livre de David Chandler, « S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges » (Autrement, 2002) dont il a signé la préface : « Pour trouver la source du mal mis en œuvre chaque jour à S-21, nous ne devons pas regarder plus loin que nous-mêmes ».

Le bas de la page 132 résume le dilemme de l’ancien prisonnier : « Déposer devant la Cour. Rapporter de quelle manière l’accusé s’est trouvé sur mon chemin. Affronter un public qui n’attend qu’une chose pour bondir : que je fasse du bourreau un portrait humain par où je serais suspecté d’expliquer, de comprendre et ainsi d’excuser– alors que mon désarroi vient justement de l’impossibilité de plaindre et encore plus d’absoudre. Bref, assumer sans faiblir, si grandes soient les charges qui pèsent contre lui et l’horreur encore plus grande que son action m’inspire, l’empathie dans laquelle je me suis trouvé avec lui dans la forêt d’Omleang. Livrer le fond de mes pensées, malgré les voix qui vont s’élever au nom de la raison. M’affranchir des tabous, ne pas fuir les questions, me camper devant ce que je n’ai pas honte de croire, retrouver les mots de mes insomnies, révéler ce que j’ai vu un jour et que je revois sans cesse. Réaffirmer, au risque d’être taxé d’hérésie, la vérité devant laquelle nous reculons depuis les origines : l’humanité du monstre ».

 

François Bizot revient sur les grandes étapes de sa vie qui sont en rapport avec le choc, non pas tellement de sa détention, mais de sa découverte que, d’un certain point de vue, le tortionnaire Douch était un homme comme lui-même et que les circonstances (et l’emprise d’une idéologie, d’une religion, d’une secte…) peuvent faire basculer un être humain « normal » dans l’horreur. Pour preuve, il commence par confesser sa réaction violente à la mort de son père, réaction qu’il assimile à un « basculement » hors de l’humain (« 1963 – Sarah »). Et très vite, il reprends, pour la nième fois, le récit de sa capture, de sa libération et de toute la suite jusqu’au procès (c’était déjà l’objet du Portail, et ce sera répété encore dans Le silence du bourreau… Défaut de construction de ces témoignages successifs ou souhait de marteler l’événement fondateur de toute sa philosophie ?).

 

Passons sur ce chapitre-prétexte et venons-en au suivant (« 1971 – Le révolutionnaire »). Il revient sur sa captivité – déjà abordée dans son premier livre « Le portail », avec poésie et philosophie : « Je revois la belle clarté qui filtrait des hautes branches. Des pousses fraîches de lisière s’élevaient du renfort pour enrouler leurs tiges. Étonnant comme le fil de la vie s’efforce de poursuivre son cours même au sein de la désolation ! Et allez savoir pourquoi, j’ai le souvenir éternel d’un jeune figuier redressé dans le dévers, qui déployait autour de son ancien niveau une fine chevelure de radicelles roses » (page 42). Poésie certes mais pensée pas toujours très claire : « Ici, j’entrevoyais en filigrane que le partie la plus attrayante de la vie était celle qui s’édifiait sur la répétition des heures, réduisait sa durée jusqu’au présent idéal, qui surgissait par miracle du fond de mon existence inhibée » (page 43). En bref la nature fait tout pour l’aider à supporter sa détention : « Substituer à l’horrible dissonance du présent, le lever des jours pleins de fraîcheur et de promesse et, sans davantage réfléchir, consentir à un mariage de raison dans mes profondeurs les plus intemporelles » (page 43). Bigre !

Plus loin, il résume en quelques mots sa libération et s’attarde sur deux points : d’abord sa relation improbable avec son gardien et ensuite son impression qu’il ne gardera aucune séquelle psychologique de son séjour contraint au camp M.13. « La fraternité qui nous a brièvement rapprochés au cours des dernières heures, puis sur le chemin du retour, restera empreinte d’une sincérité, d’une profondeur et d’une gravité que très peu de personnes peuvent connaître ; sauf à courir les mêmes risques. Ce fut comme un pacte, contre nature, mais scellé en secret dans la lutte et la peur (…) À la fin, il s’en retourna rejoindre mes ex-codétenus pour continuer son travail, sans autre perspective que d’être entraîné dans la même catastrophe » (page 52). « Mais pour le futur, aucun rejaillissement à craindre, pas de choc en retour, aucune connexité susceptible de m’atteindre par ricochet un jour (…) Mon épreuve à moi n’avait recélé aucune gloire, aucune révélation, et ma remise en liberté se trouvait entachée de honte : celle d’être revenu sans mes deux compagnons. En ce temps-là, on n’alertait pas les victimes contre un probable traumatisme à venir (…) » (page 53). Il lui faudra pourtant deux livres pour surmonter le choc.

 

La veille de sa libération, au coin du feu, Douch lui avoue qu’il n’a pas mis que son cerveau au service de la révolution ; il a aussi endossé, à contrecœur, le rôle de bourreau, en frappant lui-même les prisonniers. « L’existence obligeait à jongler avec les aléas, et le même homme devait vivre en chassant les remords de son âme, en faisant coexister l’égoïsme et le généreux (…), la mort de l’autre et sa propre mort (…)Cet instant nous a révélés à nous-mêmes et à l’autre, comme s’il ne pouvait y avoir de connaissance de soi que grâce à une reconnaissance » (page 60). C’est un choc pour l’ethnologue « Je me demandai (…) si je ne glissais pas à une sorte de complicité en ne disant rien, en ne m’insurgeant pas, en n’ayant pas l’air de condamner des actes dont je craignais soudain qu’ils puissent être les miens » (page 61).