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03/10/2021

Irritations linguistiques LXVIII

L’Union européenne (et non l’Europe comme on nous le dit trop souvent – on peut être européen et être opposé à l’Union européenne telle qu’elle a été faite par les libéraux et les marchands. Plus exactement, on est de toutes façons européen, c’est un fait) se mêle de tout, c’est bien connu.

Il y a donc un dispositif européen qui a conduit à l’expression écrite FALC, à savoir « Facile à lire et à comprendre ». C’est une façon d’écrire qui a pour but de faciliter la compréhension pour les publics souffrant de difficultés de lecture (handicap mental, déficience intellectuelle et, plus gênant, non-francophones). L’idée est d’utiliser des phrases courtes, des mots simples, avec une mise en page aérée.

L’encart paru dans le journal de la MACIF (janvier 2021) indique que de plus en plus d’informations gouvernementales ou administratives, comme les recommandations liées à la pandémie COVID, existent maintenant en version FALC.

On peut approuver cet effort pour se faire comprendre de tous et faciliter la vie de personnes handicapées. Et après tout, « utiliser des phrases courtes, des mots simples, avec une mise en page aérée » est le b-a-ba de la communication par l’écrit (dans la vie courante, nul besoin de s’exprimer comme Marcel Proust). Mais on peut aussi craindre une nouvelle attaque (évidemment bienveillante) contre la langue et la façon de l’écrire. Ici on simplifie, alors que l’écriture dite inclusive en rajoute ! On est cerné…

Et malheureusement, cette simplification (qui pourra parfois supprimer les nuances que le français excelle à rendre) intervient dans un contexte de baisse extrêmement inquiétante du niveau des jeunes Français : vocabulaire pauvre, ignorance des règles de la syntaxe, disparition du mode subjonctif et du passé simple de l’indicatif, confusion entre le futur et le conditionnel, etc. Elle pourrait donc être un moyen de reconnaître, voire de favoriser et de pérenniser, les clivages (et la facilité) : la langue des Classiques pour l’élite, le FALC pour les autres. Si tu ne viens pas à la langue, la langue ira à toi, en somme. N’est-ce pas déjà le cas ?

Voici l’exemple donné par le journal : au lieu d’écrire « nul ne peut faire l’objet d’une discrimination à raison de son origine, de son apparence physique ou de son orientation sexuelle, s’il souhaite accéder à un établissement », on écrira « nous avons tous le droit d’être accueillis dans un établissement sans faire de différence ». Mauvaise pioche ! D’une part la nouvelle formulation embraye d’emblée sur le « droit à », démagogique et démobilisateur, et d’autre part elle n’a aucun sens ! C’est l’établissement qui ne doit pas faire de différence, et non pas la personne « qui a le droit » et sera accueillie. Or le sujet est commun aux deux parties de la phrase... L’enfer est pavé de bonnes intentions.

De façon amusante, je suis tombé, en écrivant ce billet, sur la page 79 du Marianne du 3 septembre 2021 traitant d’une n-ième recherche (en test-beta) de Google : commander son téléphone par ses expressions faciales (hausser les sourcils, ouvrir la bouche, sourire, lever les yeux (au ciel)…). Et voici ce qu’écrit le journaliste Nicolas Carreau : « Au départ, et comme souvent, ce nouveau prodige technologique était destiné aux personnes à mobilité réduite. Mais c’était oublier une nouvelle fois la fainéantise des valides (NDLR : voir plus bas le validisme), qui se rueront sur cette nouveauté pour économiser un peu de forces supplémentaires ». Donc, effectivement, à quand le FALC pour tous ?

À l’opposé, je me suis régalé en lisant la présentation, dans le Figaro magazine du 16 octobre 2020, du livre « Le grand quizz de la littérature française » (100 pages, 7,90 €) : « Le français est une langue d’une richesse inépuisable. La diversité de son vocabulaire permet d’exprimer toutes les nuances d’une idée ou d’un sentiment. Mais l’on peut aussi choisir de jouer sur l’ambiguïté et s’amuser, par exemple, avec le sens figuré d’une expression. Sans oublier le rôle de la ponctuation, qui, avec l’ajout ou le déplacement d’une simple virgule, modifier complètement le sens d’une phrase. Bref, la langue française peut être un jubilatoire terrain de jeu pour tout un chacun et plus encore pour les écrivains ! ». Tout est dit.

Ah, le vocabulaire, parlons-en !

Le vocabulaire abscons des minorités (ou plus exactement de leurs représentants plus ou moins autoproclamés qui essaient de tenir le haut du pavé) nous envahit depuis quelques années : genré, cis-genre, trans, non-binaire, intersectionnel, racialisé, queerwoke et wokisme, indigénisme, décolonialisme, validisme (ou capacitisme)1, essentialisation, privilège blanc, care, ethniciser, politiquement correct, quand on ne nous inflige pas les termes anglais : cancel culture, gender studies, postcolonial studies, racial studies, Black Feminism…, et sans parler de l’abus du suffixe « phobie » (qui désigne étymologiquement « la peur de » et qui est maintenant mis à toutes les sauces) : homophobie, transphobie, islamophobie, handiphobie, grossophobie (sic !), etc. On sait que le mot, s’il s’impose, impose l’idée. Lire l’article de Xavier de la Porte et de Rémi Noyon sur « Ces débats qui fracturent l’université » (l’islamogauchisme) et la « Confrontation Roudinesco-Laugier », tous deux dans l’Obs du 25 février 2021. Hallucinant !

Pour terminer, quelques citations tirées de l’entretien du journal Marianne (numéro du 3 septembre 2021) avec l’écrivain Sylvain Tesson, qui vont bien dans le sens de ce billet : « Pourquoi le progressisme public s’en prend-il à la langue, en rendant les enfants des écoles analphabètes, en trafiquant l’orthographe, en martyrisant la langue, en moralisant l’emploi de certains mots, en faisant croire qu’on changera les choses en changeant les mots ? C’est tout à fait logique. L’époque s’en prend à la langue parce que la langue est un espace de liberté, de salutation à la beauté en même temps qu’un écho du passé.

Les autorités modernes me proposent d’user de ma liberté dans des sphères où cela ne m’intéresse pas d’en user : changer de sexe, parler la langue que je veux, user de l’orthographe comme je l’entends, avoir un enfant sans les inconvénients de la vie avec un autre que moi-même. Parallèlement l’époque réduit la liberté dans l’intervalle où elle m’est précieuse : me déplacer, m’exprimer, prendre des risques. Je ne veux pas être émancipé ni de mes aïeux ni de mon passé ni de mon sexe ni de mon héritage culturel ni de ma langue ».

1Validisme (ou capacitisme) : « système de valeurs qui place la personne valide, sans handicap, comme la norme sociale. Les personnes non conformes à cette norme doivent, ou tenter de s’y conformer, ou se trouver en situation inférieure, moralement et matériellement, aux personnes valides » (d’après wikipédia).

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