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28/09/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique III

Comme dans « Notre-Dame de Paris », les digressions historiques ou politiques sont un régal, exemple cette description fouillée de ce que devait être un couvent dans le Paris des années 20 (1820 !). Elle abonde d’anecdotes, de citations et de références à des personnages ou des événements qui la plupart du temps ne nous disent plus rien mais qui donne de l’épaisseur au récit (Livres sixième et septième, « Le Petit-Picpus » et « Parenthèse », à partir de la page 163). On trouve page 203 un très court chapitre d’une demi-page qui résonne profondément à nos oreilles du XXIème siècle : « Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second (…) Le couvent (…) est un des appareils d’optique appliqués par l’homme sur l’infini (…) Toutes les fois que nous rencontrons dans l’homme l’infini, bien ou mal compris, nous nous sentons pris de respect. Il y a dans la synagogue, dans la mosquée, dans la pagode, dans le wigwam, un côté hideux que nous exécrons et un côté sublime que nous adorons. Quelle contemplation pour l’esprit et quelle rêverie sans fond ! la réverbération de Dieu sur le mur humain ».

Et les chapitres suivants sont de la même eau : « Là où il y a la communauté, il y a la commune ; là où il y a la commune, il y a le droit. Le monastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité. Oh ! que la Liberté est grande ! et quelle transfiguration splendide ! la Liberté suffit à transformer le monastère en république » (page 211). « Ils prient. Qui ? Dieu. Prier Dieu, que veut dire ce mot ? (…) Mettre, par la pensée, l’infini d’en bas en contact avec l’infini d’en haut, cela s’appelle prier » (page 212). « La grandeur de la démocratie, c’est de ne rien nier et de ne rien renier de l’humanité ? Près du droit de l’Homme, au moins à côté, il y a le droit de l’Âme (…) Nous avons un devoir : travailler à l’âme humaine, défendre le mystère contre le miracle, adorer l’incompréhensible et rejeter l’absurde, n’admettre, en fait d’inexplicable, que le nécessaire, assainir la croyance, ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu » (page 213).

Quittons ces réflexions et revenons à la langue de Hugo, parfois un peu obscure (effet du temps ?). Voici par exemple, page 310, dans le chapitre « Ecce Paris, ecce homo » (voici Paris, voici l’homme), des considérations sur la Ville-lumière : « Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde. Car Paris est un total. Paris est le plafond du genre humain (…) Son majo s’appelle le faraud, son transtévérin s’appelle le faubourien, son hammal s’appelle le fort de la halle, son lazzarone s’appelle le pègre, son cockney s’appelle le gandin. Tout ce qui est ailleurs est à Paris ». Et toute la suite, page 310, est quasi illisible, farcie qu’elle est de noms inconnus, de références antiques et de citations latines. Par exemple : « Le bal Mabille n’est pas la danse polymnienne du Janicule, mais la revendeuse à la toilette y couve des yeux la lorette exactement comme l’entremetteuse Staphyla guettait la vierge Planesium » !

Consultons le Larousse universel en deux volumes :

Majo : élégant andalou

Transtévérin (adjectif) : situé au-delà du Tibre

Hammal : portefaix à Constantinople et dans les pays musulmans

Lazzarone : homme de la dernière classe du peuple, à Naples

Cockney : habitant de Londres, ignorant, paresseux et badaud

Gandin : jeune élégant ridicule (personnage de vaudeville, du boulevard de Gand)

Polymnien (adjectif) : de Polymnie, une des neuf muses ; statue au Louvre

Lorette : jeune femme élégante et de mœurs faciles, sous le Second Empire

25/09/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique II

Et encore et toujours des métaphores : « (…) il fit demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise. Avant d’empoigner un bâton d’épine, on met des gants » et aussi « c’est le principe que, pour venir à bout d’un sanglier, il faut faire science de veneur et force de chiens » (page 156).

Le récit de Hugo est parsemé de mots rares ou techniques ou qui, pour nous, sont désuets. Par exemple, « le vaigrage » (page 23) : ensemble des planches du revêtement intérieur d’un navire (Larousse universel en deux volumes, 1923). Autre exemple, « Il éprouvait desépreintes comme une mère » (page 103) : pour « épreintes », le Larousse universel indique « envie douloureuse d’aller à la selle »… Je préfère m’arrêter sur le verbe « épreindre » : serrer une chose pour en exprimer le suc !

Page 194, on découvre « patène » (vase sacré, en forme de petite assiette, qui sert à couvrir le calice et à recevoir l’hostie) et « matassin » (danseur, bouffon).

Vers la fin du roman (dans le tome III), en suivant les pérégrinations de Gavroche, nous aurons droit à des dialogues en argot.

De temps à autre, on bute sur des expressions que nous ne comprenons plus guère : « (…) comme un limier qui met le nez à terre pour être juste à la voie » et « il assura les grands devants, comme parlent les chasseurs » (page 156).

Notre romancier adore les périodes bien balancées : « Toutes les fois qu’une force immense se déploie pour aboutir à une immense faiblesse, cela fait rêver les hommes » (page 23).

Son style est admirablement souple et précis. Ses descriptions usent et parfois abusent de longues juxtapositions d’adjectifs, de façon à éclairer toutes les facettes d’un caractère ou d’une situation. « Il n’avait jamais été père, amant, mari, ami. Au bagne il était mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche » (page 103).

Les Misérables est un roman-fleuve (plus de 1600 pages) protéiforme, dont l’argument (le prétexte ?) est l’histoire de Jean Valjean (de la déchéance à la rédemption, du mal au bien), de Cosette (de la misère au bonheur), de Marius et de Gavroche, – c’est la partie émergée de l’iceberg, ce par quoi l’œuvre est connue et populaire – mais qui est parsemée de digressions politiques, philosophiques et morales passionnantes, ce qui permet à Hugo d’exprimer ses analyses historiques et ses conceptions sociales.

Réglons d’abord son compte à l’histoire elle-même, l’élément du roman qui, sans doute, attirait et passionnait le plus les lecteurs du XIXème siècle (le roman date de 1853). Jean Valjean a arraché Cosette aux mains de l’affreux couple Thénardier et il est maintenant poursuivi par le policier Javert. Il se retrouve acculé dans un cul-de-sac à Paris ; ses efforts dantesques pour échapper à ses poursuivants alors qu’il a devant lui rien de moins d’un immense mur, font irrésistiblement penser aux « évaporations » d’Arsène Lupin en pareille situation, ainsi qu’à la résolution, par Isidore Beautrelet, d’impossibilités apparentes comme dans le « Mystère de la chambre jaune » (narrateur maîtrisant la technique, Hugo nous raconte successivement cette « évaporation » de deux manières différentes, d’abord du point de vue de Valjean, ensuite du point de vue de Javert ; nous avons l’explication du mystère, avant même de constater que Javert, lui, ne l’aura pas !).

De même, quand Hugo nous emmène dans les bas-fonds de Paris avec Gavroche, Éponine et les acolytes de Thénardier, on se rappelle  les « Mystères de Paris » (Eugène Sue) et même « La Gana » (Fred Deux), si d’aventure on les a lus avant les Misérables, bien que, naturellement, ils soient postérieurs.

21/09/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique I

À partir de janvier 2017, j’ai consacré pas moins de huit billets à l’analyse du Tome I des Misérables. J’avais commencé la lecture intégrale de ce monument de la littérature écrit par Victor Hugo en 1857, n’ayant lu enfant qu’une édition abrégée et des extraits.

Cela m’a gêné qu’un film récent, largement promu par les médias, ait été baptisé « Les Misérables », d’autant que ce titre accroît l’ambigüité sur le propos réel du cinéaste : qui a-t-il voulu désigner ainsi ? le terme est-il à prendre dans l’acception hugolienne (« les gens victimes de la misère ») ou bien dans l’acception plus moderne (« ah, les misérables ! les vandales ! ») ? qui est vraiment visé dans ce film (certains jeunes de banlieue, les clans, la police) ?

Quoiqu’il en soit, c’est le roman de Victor Hugo qui m’intéresse ici. Son Tome II des Éditions Rencontre (1968) ne va pas susciter de ma part autant de commentaires que le premier, bien que l’on y retrouve aussi nombre d’ingrédients du talent de l’écrivain : ampleur de la documentation, qualité des descriptions (des lieux tout autant que des caractères), habileté de la construction (rebondissements à la Maurice Leblanc, réapparition de certains personnages…) digne des meilleurs feuilletons (rebaptisés « séries » par les Américains), et surtout virtuosité de l’écriture dans un français précis, riche, varié, dont la pertinence et l’originalité de ses métaphores ne sont pas l’élément le moins remarquable.

Voici par exemple, page 22 du Tome II, comment Hugo décrit un vaisseau de ligne : « Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques rencontres qu’ait le génie de l’homme avec la puissance de la nature. Un vaisseau de ligne est composé à la fois de ce qu’il ya de plus lourd et de ce qu’il y a de plus léger, parce qu’il a affaire en même temps aux trois fromes de la substance, au solide, eu liquide, au fluide, et qu’il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit au fond de la mer, et plus d’ailes et plus d’antennes que la bigaille pour prendre le vent dans les nuées. Son haleine sort par ses cent vingt canons comme par des clairons énormes, et répond fièrement à la foudre. L’océan cherche à l’égarer dans l’effrayante similitude de ses vagues, mais le vaisseau a son âme, sa boussole, qui le conseille et lui montre toujours le nord. Dans les nuits noires ses fanaux suppléent aux étoiles. Ainsi, contre le vent, il a la corde et la toile, contre l’eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb, contre l’ombre la lumière, contre l’immensité une aiguille ». Ensuite, Hugo, comme Jules Verne, s’extasie des chiffres immenses qui caractérisent ce bateau (avec des unités que nous n’employons plus : toises, pieds, stères et chevaux)  et conclut : « C’est une forêt qui flotte » !

Et la bigaille, me direz-vous, qu’est-ce donc ? Ce mot est inconnu de mon Larousse de 1923 mais le TILF nous renseigne : « Fam.  Insecte ailé qui agace ou qui pique. Un large éventail (...) pour chasser les moustiques et les bigailles (Hugo, Bug-Jargal, 1826, p. 23) ».