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24/06/2019

"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique I

C’est « du temps long » mais à l’échelle d’une vie humaine. Songez donc : en 1971, le jeune conseiller d’ambassade François Bizot, la trentaine, est arrêté par les Khmers rouges au Cambodge et envoyé dans un camp en pleine jungle. Pendant ses trois mois de détention, il établit une relation ambivalente avec son geôlier, Douch, un ancien étudiant idéaliste de 28 ans, qui obtient sa libération auprès de ses chefs.

La « révolution » des Khmers rouges, qui tourne au délire paranoïaque et à la folie destructrice, fera des centaines de milliers de morts parmi ses concitoyens. Voici, pour les plus jeunes de mes lecteurs, ce que dit Wikipedia de ce mouvement révolutionnaire :

Les Khmers rouges sont un mouvement politique et militaire communiste radical d'inspiration maoïste, qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979. Sa direction a été constituée jusqu'en 1981 par le Parti communiste du Kampuchéa, dit également Angkar (« Organisation »). De 1962 à 1997, le principal dirigeant des Khmers rouges a été Saloth Sâr, plus connu sous le nom de Pol Pot.

Les Khmers rouges ont pris le pouvoir au terme de plusieurs années de guerre civile, mettant en place le régime politique connu sous le nom de « Kampuchéa démocratique ». Entre 1975 et 1979, leur organisation a mis en place une dictature d'une extrême violence chargée, dans un cadre autarcique, de créer une société communiste sans classes, purgée de l'influence capitaliste et coloniale occidentale ainsi que de la religion. Le nouveau régime décrète notamment l'évacuation de toutes les villes du pays, contraignant les populations citadines à travailler dans les campagnes, dans des conditions relevant de l'esclavage. Le Cambodge vit alors sous un régime d'arbitraire total.

Le régime Khmer rouge s'est rendu coupable de nombreux crimes de masse, en particulier de l'assassinat de plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens, selon les estimations minimales. Le Programme d'Étude sur le génocide cambodgien de l'université Yale évalue le nombre de victimes à environ 1,7 million, soit plus de 20 % de la population de l'époque. Chassés du pouvoir au début de 1979 par l'invasion vietnamienne du Cambodge, les Khmers rouges mènent ensuite une nouvelle guérilla, jusqu'à leur disparition à la fin des années 1990.

Notre ethnologue a donc été captif pendant la guerre civile qui a précédé la prise du pouvoir. En 1988 – il y a dix ans que les Khmers rouges ne sont plus au pouvoir – François Bizot est de retour au Cambodge ; en visitant l’ancien centre de torture S21, il découvre que son directeur n’était autre que Douch et que celui-ci y a été responsable de milliers d’assassinats.

C’est en 2000, juste après l’arrestation de Douch, que François Bizot publie « Le portail », qui raconte sa captivité et sa libération, vingt-neuf ans après... J’ai lu ce livre au printemps de 2001 et l’ai trouvé décevant, à cause de son style un peu ampoulé et d’un « enrobage » de la réalité vécue : sans aucun doute, l’auteur voulait tirer une leçon « humaine » de son expérience et nullement raconter par le menu ce qu’il avait enduré. Aucun sensationnalisme donc et aucun élément non plus qui aurait permis au lecteur de « ressentir » l’ambiance certainement terrifiante du camp. En fait ce que j’ai retenu de ce livre lu il y a dix-huit ans, c’est la lutte psychologique de tous les jours du prisonnier avec son gardien, c’est le choc de deux volontés que tout sépare et que néanmoins quelques éléments rapprochent, c’est la persuasion et aussi l’empathie qui sous-tendent leurs incessantes discussions, c’est en bref cet effort ininterrompu pour ne pas baisser la tête, pour déplacer l’enjeu de la sphère politique à la sphère individuelle, humaine. Français et non Cambodgien, cultivé, ouvert, dialecticien, tacticien, lointain rejeton de la Révolution française tant admirée, François Bizot, vu des Khmers rouges, pouvait être libéré, et il le fut. La meilleure image de ce combat de Titans entre deux personnalités, combat de David contre Goliath, est celle de la libération : François Bizot, en situation d’infériorité totale, exige de son geôlier qu’il lui rende sa montre confisquée lors de son arrestation ; c’était un cadeau de son père…

Quinze nouvelles années ont passé depuis la visite du camp S21 de Phnom Penh ; Douch a été capturé en 1999 et attend son jugement en prison. En 2003 donc, François Bizot retrouve son « libérateur ». Le syndrome de Stockholm dont il est victime devient évident ; il est évident aussi que toute sa vie, toute sa vision de la vie et de l’Homme, ont été bouleversées en 1971, et que sa réflexion et sa quête ne le quitteront plus.

En 2009 a lieu le procès de Douch, seul inculpé des Khmers rouges ; François Bizot y est le seul témoin invité à s’exprimer par les juges. Le bourreau sera condamné à trente-cinq ans de prison. Son ancien détenu ne l’évoquera même pas dans le livre « Le silence du bourreau » (Flammarion) qu’il publie en 2011.

Nous allons maintenant en rendre compte, au moment même où les médias parlent des membres français de Daech condamnés à mort en Irak, de leurs épouses qui mettent en avant leur nationalité française pour exiger d’être rapatriées et des enfants laissés orphelins là-bas, et nous font nous interroger sur les notions de responsabilité, de rédemption et de dialectique entre le Bien et le Mal chez l’Homme. Sur la condition humaine.

François Bizot a aujourd’hui 78 ans. Toute une vie…

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