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30/05/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique VI

Ce qu’en pensait Jean d’Ormesson

Dans ses « Odeurs du temps » (Éditions Héloïse d’Ormesson, 2007), Jean d’Ormesson avait rassemblé ses « chroniques du temps qui passe ». C’est un recueil passionnant de billets déjà publiés dans le Figaro littéraire ou le Figaro magazine et consacrés à ses rencontres et à ses enthousiasmes littéraires, compilation d’articles d’une prodigieuse érudition – de Chateaubriand à Louis de Broglie –. Souvent ce sont des chroniques nécrologiques, parfois des évocations de sa vie à lui, souvent de vastes tableaux historiques, philosophiques ou littéraires.

Je n’en avais pas encore parlé, faute de temps… Je le fais aujourd’hui parce qu’à la page 321, Jean d’Ormesson donne un point de vue intéressant sur le cinéma et les livres, bien différent de celui que j’ai développé dans le premier billet de ma série sur « Le Guépard » : « Quand le désespoir ne m’envahissait pas, les livres m’ont donné des bonheurs sans égal. Dans les grands chagrins, il fallait que l’image vienne à la rescousse pour l’arracher aux souvenirs d’un passé évanoui et à un avenir sans espoir ».

Passons sur le fait qu’il écrive : « Je crois, Dieu et Jack Lang et l’exception culturelle me pardonnent, que j’ai mis par-dessus tout le cinéma américain » et que s’en suive une interminable litanie de « chefs d’œuvre » comme « Le train sifflera trois fois » et « Casablanca »… et arrivons, à la page 324, au morceau de bravoure de la chronique : « Je me souviens de la scène du bal à la fin du Guépard. Je me souviens de la musique et j’entends encore la valse qui fait danser les perruches et les officiers magnifiques et vaguement ridicules de cette armée royale pour qui Garibaldi est à la fois une idole et un adversaire. Les femmes ne sont pas très belles. Mais il y a une splendeur : c’est la fille d’un métayer enrichi, c’est Claudia Cardinale. Par la grâce conjointe de Lampedusa et de Lucchino Visconti, elle est fiancée à Delon. C’est un couple incomparable. Il danse. C’est une merveille. Quand Clausia Cardinale demande à Burt Lancaster, dans le rôle du Prince de Salina, oncle du jeune Tancrède (Alain Delon), de danser avec elle, le vieil oncle refuse d’abord. Et puis il se laisse tenter, il se laisse faire (une douce) violence. Et on ne voit plus personne que le vieux prince et la jeune Claudia en train de danser ensemble.

Delon est rayé des cadres, les douairières n’existent plus, perruches et guenons sont tombées dans une trappe. Ils dansent. Tous ceux qui regardent et écoutent ont le souffle coupé. Dans le film d’abord, où la foule s’écarte. Hors du film aussi, où le silence se fait dans chaumières et châteaux. Ils dansent. C’est le bonheur.

Lorsque la valse s’arrête, lorsque Claudia, troublée, va rejoindre son Delon, il y a un plan inouï. Le plus beau, peut-être, de tout le cinéma : le vieux prince regarde Claudia Cardinale. 

Que voit-il ? L’amour, bien sûr. Un amour qui n’est pas pour lui. C’est lui qui a protégé les amours de Delon et de Claudia Cardinale. Il n’est pas question d’autre chose ? Tancrède est jeune. Claudia est jeune. Lui est vieux. Mais ils ont dansé ensemble, Claudia et le vieux Burt, et il s’est passé quelque chose d’inoubliable et qu’il faut se hâter d’oublier.

Que voit-il ? La mort. Sa mort. Sa propre mort. Pour Burt Lancaster, irrésistible et suprême, pour le prince de Salina, à jamais immortel grâce à Visconti et à Lampedusa, la mort a le visage déchirant de l’amour et de Claudia Cardinale » (Le Figaro, 7 mai 1997, il y a 22 ans…).

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