Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/09/2018

"Le désert des Tartares" (Dino Buzzati) : critique III

« Le désert des Tartares » est un roman du temps qui passe mais sans rémission (on ne le « retrouve » pas !).

 « Cependant le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut pas s’arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. Arrête ! Arrête !voudrait-on crier, mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais » (page 282).

« Qui s’enfuit déjà… », c’est une phrase de Jacques Brel (dans « Ne me quitte pas »), Brel qui a par ailleurs été inspiré par ce roman (« Je m’appelle Zangra, etc. »).

« On tourne la page, des mois et des années passent. Ceux qui furent les camarades d’école de Drogo sont presque las de travailler, ils ont des barbes carrées et grises, ils marchent avec calme dans les villes et on les salue respectueusement, leurs fils sont des hommes faits, certains sont déjà grands-pères. Les anciens amis de Drogo aiment maintenant s’attarder sur le seuil de la maison qu’ils ont fait construire, pour observer, satisfaits de leur propre carrière, l’écoulement du fleuve de la vie, et dans le tourbillon de la multitude ils se plaisent à distinguer leurs propres enfants, les engageant à se dépêcher, à devancer les autres, à arriver les premiers. Mais Giovanni Drogo, lui, attend encore, bien que son espoir diminue à chaque instant » (page 303).

Allez, encore une citation, la dernière : « Juste à cette époque, Drogo s’aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l’un de l’autre, malgré l’affection qu’ils peuvent se porter ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l’en décharger, si légèrement que ce soit ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c’est cela qui fait la solitude de la vie » (page 284).

Rideau !

27/09/2018

"Le désert des Tartares" (Dino Buzzati) : critique II

« Le désert des Tartares » est une fable sur les mauvais choix stratégiques en matière de projet de vie et de carrière, une fable sur le temps qui passe et la rapidité d’une existence, malgré l’inexorable répétition monotone de moments identiques et de gestes anodins, une fable sur nos illusions, nos attentes insensées ou futiles, notre passivité ou notre lâcheté… mais ce n’est pas une œuvre littéraire (à ceci près que le style d’écriture – neutre, sobre, concis, lancinant – est parfaitement adapté à son objet). C’est une sorte d’essai romancé.

Première citation, ce dialogue qui décrit la procédure de sécurisation des accès :

« La relève générale s’est effectuée à six heures. La garde pour la nouvelle redoute est partie d’ici à cinq heures et quart et est arrivée là-bas à six heures juste. Pour sortir du fort, cette garde n’a pas besoin du mot de passe, puisqu’elle est un détachement encadré. Pour pénétrer dans la redoute, il fallait le mot de passe d’hier ; et ce mot, seul le connaissait l’officier. Une fois la relève effectuée à la redoute, le mot de passe d’aujourd’hui entre en vigueur, et celui-ci aussi, l’officier est seul à le connaître. Et cela dure vingt-quatre heures, jusqu’à ce que la garde montante arrive pour la relève. Demain soir, lorsque les soldats reviendront (ils peuvent être là vers les six heures et demie : au retour la route est moins fatigante), le mot de passe, au fort, sera encore changé. Et, de la sorte, il faut un troisième mot de passe. L’officier doit donc en savoir trois, celui qui sert pour l’aller, celui que l’on doit utiliser pendant la garde et le troisième pour le retour. Toutes ces complications pour que les soldats ignorent le mot pendant qu’ils sont en route » (pages 60 et 61 de mon exemplaire des Éditions RENCONTRE de Lausanne, bizarrement non daté et sans code ISBN…). On dirait du codage à clé pour la transmission de messages confidentiels !

Il y a au fort une sorte d’ingénieur-qualité, Tronk, qui fait du contrôle et de l’analyse de risque à partir de « cas d’utilisation »: « Si l’officier est seul à connaître le mot de passe et que, admettons, il se trouve mal en route, que feront les soldats ? Ils ne pourront pas l’obliger à parler. Et ils ne peuvent pas non plus revenir à leur point de départ , parce que, cependant ce temps-là, aussi, le mot a été changé (…). Avec ce système, il leur faut trois mots de passe au lieu de deux et le troisième, celui pour rentrer le lendemain dans le fort, est mis en circulation plus de vingt-quatre heures à l’avance. Quoiqu’il arrive, ils sont obligés de conserver ce dernier mot, sinon la garde ne pourrait plus rentrer ».

Drogo objecte : « On les reconnaîtrait bien, non ? On verrait bien que c’est la garde descendante ! »

« Mon lieutenant, ceci est impossible. Il y a le règlement du fort. Sans le mot de passe, personne venant du côté du nord, personne, qui que ce soit, ne peut pénétrer dans le fort ». Personnellement, j’aurais écrit : « cela est impossible ». 

« Mais alors, ne serait-il pas plus simple d’avoir un mot de passe spécial pour la nouvelle redoute ? La relève s’effectue d’abord et le mot pour rentrer est communiqué seulement à l’officier. De la sorte les soldats ne savent rien » (page 62).

« Bien sûr (…) mais il faudrait changer le règlement, il faudrait une loi »… « Avant, c’était beaucoup mieux » !

Voilà donc l’état d’esprit d’un homme qui, au bout de vingt-deux ans passés au fort, ne connaît plus que « ses odieux règlements » et a oublié le monde extérieur. On n’est pas loin d’Orwell et du « Meilleur des mondes ». Voire du diptyque « Tunc » et « Nunquam » de Lawrence Durrell.

24/09/2018

"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique VIII

Retrouvons Jeanne, belle-grand-mère de la narratrice, Michelle Maurois. Nous sommes dans les années 90 (1890 !) : « Jeanne fiancée à seize ans, n’a pas le temps de se livrer à des travaux d’aiguilles, à l’aquarelle, à tout ce qui emplit la vie des demoiselles fin de siècle. Elle a beaucoup d’obligations familiales et mondaines, elle va peu en classe et consacre une partie de ses loisirs au chant et à la musique. Quant aux livres, leur choix fait l’objet de prudentes discussions (…) Il y a ce qui se fait ou ne se fait pas, et il suffit de peu de choses pour ternir une réputation. Ainsi, lire le journal n’est pas très convenable. Les jeunes filles ne doivent porter sur leurs vêtements que des fleurs naturelles, des roses ou des œillets mais non des orchidées qui sont l’apanage des femmes mariées. Il leur est interdit de se parfumer (…). Toute correspondance doit être adressée à la mère de famille qui jugera si elle peut la communiquer à sa fille. En vérité, l’unique aspiration de toutes ces demoiselles est le mariage ou parfois le couvent. On ne les prépare à rien d’autre. Beaucoup d’entre elles cèdent au désir de convoler sans être amoureuses : c’est un concours entre elles, le Grand Concours. Leurs mères dressent des listes de jeunes gens éligiblesavec des références à leur fortune, à leur naissance à leur santé (l’état des poumons des parents, frères et sœurs, voire grands-parents, et la suspicion de maladie vénérienne, leur métier, leur aspect physique et enfin, en dernier, leur intelligence.

Les laissées-pour-compteconnaîtront un sort peu enviable, une jeune fille de ce milieu, privée de fortune personnelle, n’étant pas en mesure non plus de gagner sa vie » (pages 213 et 214).

« En fait, Jeanne ignore ce qui se passe dans le monde » (page 215). 

Telle était la vie de nos arrière-grands-mères, du moins celles qui vivaient dans les milieux urbains et aisés. 

Marcel Proust est partout, en filigrane, dans la relation amoureuse entre Jeanne et Gaston ; il se dit lui-même amoureux de Jeanne mais on sait ce qu’il advint de ses inclinations sentimentales. Beaucoup de gens de leur entourage devinent le talent prometteur du jeune Proust. « Paul Morand dira plus tard : Il ne servait de rien, avec lui, de dissimuler. Une pensée émergeait-elle à la surface de votre conscience ? Au même moment Proust marquait par un léger choc qu’il en avait reçu communication en même temps que vous-même » (page 224).

« Mais Jeanne, dont il a été épris, n’a perçu chez lui que de l’étrangeté, et un peu de ridicule. Elle l’a trouvé différent des autres et, sans le mépriser, elle s’est moquée de lui et s’est surtout intéressée à lui dans la mesure où il l’a servait (…) Jusqu’à la mort de Marcel, elle garda envers lui un certain dédain, une sorte de réprobation. Après, elle essaya de le récupérer et publia en 1928 Quelques lettres de Marcel Proust, livre dont les commentaires sont d’ailleurs agréables et intéressants et où l’auteur affirme qu’elle a immédiatement décelé le talent du jeune homme et l’a apprécié ».

Mais dans une lettre à sa fille Simone, le 28 novembre 1947, elle écrira : « J’enrage en songeant que dans une scène stupide avec ton père, j’ai stupidement jeté au feu… tant de lettres. Il y avait dans ce paquet de lettres des considérations infinies sur l’amour qu’il prétendait avoir eu pour moi. L’analyse qu’il en faisait n’aurait pas déparé Le Temps retrouvé » (page 225).