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06/03/2017

Préoccupations linguistiques : langues régionales

La plupart des problèmes ont plusieurs facettes qui exigent que l’on prenne son temps pour réfléchir et pour adopter une position. C’est un peu comme nos valeurs républicaines – les fameuses Liberté, Égalité, Fraternité, auxquelles certains ajoutent Laïcité – qui, utilisées à leurs limites ou retournées contre leurs défenseurs, ont des implications imprévues et parfois paradoxales. Mais revenons à nos problèmes et à leur « complexité » chère à Edgar Morin, en l’occurrence à la question des langues régionales.

Un examen rapide peut conduire à conclure qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat (ce qui, aujourd’hui, est par ailleurs devenu impossible…), soit que l’on considère que c’est la liberté de chacun de causer comme il veut, soit que l’on trouve sympathique et même formateur d’appréhender une autre culture et d’autres modes de pensée en pratiquant une langue. C’est ainsi que, bien qu’il ne s’agisse pas de langues régionales, des spécialistes considèrent qu’une philosophie africaine (ou même plusieurs) émergerait de son « carcan » occidental si elle était pratiquée au moyen d’une langue africaine (et non plus en français ou en anglais). Voir à ce sujet le séminaire organisé par Alain Mabanckou au Collège de France en mai 2016.

Revenons aux langues dites régionales, c’est-à-dire anciennes et minoritaires dans un territoire à langue nationale. Il est facile, reposant, voire démagogique ou lâche, de ne voir aucune difficulté dans la coexistence entre une langue nationale et un ou plusieurs autres langues, sur un même territoire.

Mais regardons-y de plus près car tout est dans la définition du mot « coexistence ».

Deux interventions du Courrier des lecteurs de Marianne nous y incitaient le 14 février 2014.

D’abord Mark Kerrain, enseignant et traducteur de breton se plaignait d’un article d’Éric Conan (dans le n°875) qui aurait laissé entendre que le breton « n’existerait pas » et aurait fait des « amalgames » entre « bretonitude » (le néologisme est de moi) et « haine de la France ». Notre enseignant sonnait ensuite la charge contre la linguiste Françoise Morvan et contre Jean-Luc Mélenchon qui, on s’en souvient, avait lutté vigoureusement contre la ratification de la Charte européenne des langues régionales (dont j’avais parlé dans ce blogue). Mark Kerrain concluait ainsi : « C’est donc quand nous voyons se dessiner enfin, pour le breton, la protection légale à laquelle toutes les langues européennes ont droit, que ses adversaires se déchaînent. Liberté, égalité et fraternité culturelle n’existent pas : contre le breton, on sort les revolvers et la grosse artillerie ». Quelle violence verbale ! quel excès ! Mais pas plus que pour d’autres causes « minoritaires » qui, au nom de la liberté ou au nom de l’égalité, réclament, exigent, ceci ou cela… C’est la parabole de la Chartreuse de Parme : le prisonnier aura toujours plus d’obstination à s’évader que le gardien à l’en empêcher. Donc tous les prisonniers s’évadent.

Juste en dessous, la position de Serge Cron, tout aussi rennais que l’autre, est beaucoup plus intéressante, plus argumentée et plus objective.

« L’enseignement des langues régionales est une très bonne chose pour ne pas oublier nos origines (bien sûr) et aussi parce que le bilinguisme, dès l’enfance, est une chance (à voir…). Il y a quatre-vingts ans, Léon Blum publiait une étude démontrant que le Finistère, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin étaient les départements français où l’on enregistrait les meilleurs résultats scolaires.

Néanmoins, ratifier la Charte des langues régionales pourrait impliquer que les documents administratifs soient imprimés dans les langues régionales ou que tout citoyen puisse demander un interprète à la préfecture, au tribunal…

D’autre part, pourquoi ne pas étendre cette reconnaissance au picard, au gallo, au lorrain (oh oui, oh oui !), au créole, au mahorais au kanak…? Des migrants présents depuis plusieurs générations pourraient eux aussi demander que leur langue soit reconnue dans les documents publics.

Ratifier cette charte serait sans fin. Et à quel coût ? ». 

Voilà donc la face cachée du problème : il faut aller au-delà du réflexe d’empathie bien naturelle envers ceux qui entretiennent la flamme de nos origines et envisager les conséquences. À l’heure où l’impuissance de l’Union européenne dans tous les domaines est liée en partie à sa vingtaine de langues (on compare sans cesse les 300 millions d’Américains parlant peu ou prou l’américain aux 400 millions d’Européens unis n’ayant pratiquement aucune langue commune…) et où cette même Europe, après avoir « constitutionnellement » distingué le français, l’allemand et l’anglais en tant que « langues officielles », a « pratiquement » choisi l’anglais comme langue unique de travail, est-il vraiment opportun de faire éclater l’unité linguistique de la France, acquise plutôt douloureusement du milieu du XIXème siècle au milieu du XXème ? Qu’aura-t-on gagné quand des formulaires seront écrits, non plus en deux langues comme au Canada ou au Maroc, mais en quatre ou cinq ?

Qu’a-t-on gagné avec ces panneaux routiers mentionnant en deux langues le nom des villages dans certaines de nos régions ? D’autant que, dans le Sud, les graphies sont souvent très proches…

Que gagnera-t-on en cohésion sociale à ajouter le breton et le corse aux langues inconnues que l’on entend pratiquer dans nos rues et nos trains de banlieue ?

Et que penser du prétendu intérêt à faire apprendre une langue régionale aux écoliers, à l’heure où les enfants ont un mal fou à apprendre les rudiments du français dans l’École de la République et où les copies des étudiants de licence et de master (diplôme du dispositif LMD qui aurait dû être rebaptisé « maîtrise » en France) sont truffées de fautes d’orthographe et de phrases à la syntaxe aberrante ? Sans compter que l’apprentissage de l’anglais a déjà été acté comme deuxième langue vivante…

Non, apprenons le breton ou le corse à titre de loisir culturel, comme nous apprenons la musique ou l’histoire de l’art ou le tricot (on pourrait mettre à part l’alsacien, qui permet de communiquer facilement avec nos voisins allemands et qui tient donc lieu de deuxième langue vivante) !

Et apprenons le français ! C’est un défi suffisamment difficile à relever mais dont les récompenses sont infinies.

Commentaires

À l’occasion de la création en mars 2013, par Mme la Ministre de la culture et de la communication, d’un Comité consultatif sur les langues régionales, j’ai rédigé un document qui pose la question des langues régionales, « Charte ou loi ? ».
Arrêté le 24 mai, ce document en version papier, accompagné de lettres personnalisées, a été remis le lundi 27 aux services du courrier de l’Élysée, de l’hôtel Matignon, des Ministères de la culture et de la communication, de l’intérieur, de l’éducation nationale, de l’Assemblée nationale (pour 3 députés) et du Sénat (1 sénatrice).
Il peut être téléchargé : http://www.academia.edu/9455943/Jean_Lafitte
Aussi bien, j’en envoie la version .pdf à qui me donne son adresse de courriel.
En voici le résumé :
Depuis que M. Hollande a renoncé à « faire ratifier » le Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, ceux qui réclament cette ratification se manifestent bruyamment. Mais au delà des arguments toujours ressassés, une approche pluridisciplinaire pourrait mieux éclairer le débat.
L’histoire, d’abord, montre que l’expansion du français a commencé il y a 750 ans sous St Louis, par le choix spontané des élites, même étrangères au royaume ; à partir de la Révolution, elle a résulté de la volonté politique d’en étendre l’avantage au peuple, dans un consensus général qui n’est remis en cause que depuis quelques décennies ; le déclin des langues locales en a été la conséquence, malgré leur entrée à l’école à partir du régime de Vichy.
La sociolinguistique montre les conditions de revitalisation des langues en présence d’une langue officielle ; partir d’une langue encore pratiquée par une proportion relativement importante de locuteurs effectifs est une condition nécessaire, mais pas suffisante.
Cela étant, les langues régionales de France ont un statut officiel, mal connu et peu mis en œuvre, notamment par les collectivités territoriales ; or depuis 2008, elles ont la responsabilité première de la conservation de leurs langues, donc de larges possibilités juridiques.
Une loi nouvelle ne parait pas indispensable dans l’immédiat, mais plutôt une circulaire récapitulant ce statut et suggérant des actions légalement possibles.
La Charte européenne ne prévoit rien pour les langues qui ne sont plus « pratiquées » ; et pour celles qui le sont, à moins de renoncer à quelques principes qui fondent notre droit public depuis plus de deux siècles et de s’engager à d’énormes dépenses qui paraitront vite intolérables, la Charte n’offre rien qui ne puisse être fait par une loi nationale. Il serait donc inutile et surtout dangereux de la ratifier.

Écrit par : Jean Lafitte | 06/03/2017

Merci beaucoup, Monsieur, pour ce commentaire.
Je vais, naturellement, télécharger votre document et le lire.

Écrit par : L'animateur du blogue | 06/03/2017

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