10/11/2016
"La porte étroite" (André Gide) : critique I
Pourquoi avoir acheté et lu ce petit livre d’André Gide datant de 1909 ?
Parce qu’un article de Marianne consacré aux vertus de la littérature l’avait conseillé à ceux dont la vie est gâchée par leur perfectionnisme… et que j’étais intrigué par cette recommandation.
Le roman – en fait une longue nouvelle (Gide considérait que c’était un récit) – débute comme une autobiographie : « Je n’avais pas douze ans lorsque je perdis mon père ». Et tout de suite le lieu central de l’histoire apparaît : « Fongueusemare, aux environ du Havre, où mon oncle Bucolin nous reçoit chaque été ». Le ton personnel, le style alerte, les descriptions sobres mais précises (« Derrière la maison, au couchant, le jardin se développe plus à l’aise. Une allée, riante de fleurs, devant les espaliers au midi, est abritée contre les vents de mer par un épais rideau de lauriers du Portugal et par quelques arbres »), l’évocation des années heureuses de l’enfance, tout laisse espérer un bon moment de lecture…
Puis entre en scène la tante créole : « Lucile Bucolin était très belle » et le narrateur annonce : « Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez fait tant de mal ». Plus loin on apprend que « Certains jours, Lucile Bucolin avait sa crise ». Mais bientôt, l’attention du lecteur va être détournée vers l’une de ses filles : « Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir encore ; j’étais requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté ». Le narrateur raconte qu’il jouait avec ses cousins Juliette et Robert, et qu’avec Alissa, il causait.
L’histoire, bien menée, semble hésiter entre plusieurs développements, rythmée qu’elle est par des transitions qui sont autant de relances : « Cet instant décida ma vie ; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots ». Rien n’indique encore en cette page 27 de l’édition Folio de 1997 ce que sera vraiment le sujet du roman.
Mais quelques pages plus loin, on l’entrevoit, ainsi que l’origine de son titre : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite », que l’on peut comprendre comme une exhortation à être exigeant, à rechercher la voie la plus difficile, celle qui demandera des sacrifices mais « qui conduit à la Vie », autrement dit « la félicité du ciel ».
C’est l’histoire de l’amour entre deux jeunes gens, né pendant l’enfance et rendu impossible par la foi chrétienne de l’un des deux, qui ne vise qu’une chose : la vertu, le renoncement, la pureté, la prière. L’héroïne, Alissa, va tout faire pour ne pas s’unir à son cousin Jérôme.
Dans ses lettres, elle lui dit son amour mais joue au chat et à la souris avec lui : « Certes Alissa me remerciait de ne point venir à Fongueusemare, certes elle m’avait supplié de ne point chercher à la revoir cette année, mais elle regrettait mon absence, elle me souhaitait à présent ; de page en page retentissait le même appel » (page 100). Et plus loin : « Non, n’écourte pas ton voyage pour le plaisir de quelques jours de revoir. Sérieusement, il vaut mieux que nous ne nous revoyions pas encore (…) Je sais seulement que je pense à toi sans cesse (ce qui doit suffire à ton bonheur) et que je suis heureuse ainsi » (page 103). Le lecteur est ému mais enrage…
Les mois passent, l’absence dure et quand, enfin, ils se retrouvent, ils ne trouvent plus rien à se dire. Même leur correspondance est jugée maintenant, par Alissa, comme un mirage. Le temps a fait son travail d’usure ; ce qui stagne, s’étiole… On parlerait aujourd’hui d’un problème de communication. Tout semble compliqué entre ces deux êtres : s’écrire ou se voir, rien n’y fait, l’insatisfaction persiste. Tantôt l’un, tantôt l’autre propose le silence ou l’absence.
N’exagérons pas l’importance de la religion ; cette impossibilité à être heureux ensemble malgré le souhait partagé de l’être, s’installe progressivement et inexorablement, mais à mesure que le récit avance, le narrateur n’y fait plus allusion. De sorte que « La porte étroite » est aussi, plus généralement, un symbole de l’incommunicabilité, de l’incapacité au bonheur serein, de l’immaturité sentimentale peut-être. Chacun pourra y trouver une résonance avec telle ou telle expérience personnelle. Quant à moi, certains dialogues et certaines réactions m’ont frappé par leur vraisemblance…
L’histoire chemine, toujours dans le même sens, celui d’une séparation inéluctable, voulue, préparée avec une sorte de cruauté : « Le soir où, descendant pour dîner, je ne porterai pas à mon cou la croix d’améthyste que tu aimes… comprendras-tu ? – Que ce sera mon dernier soir. – Mais sauras-tu partir, reprit-elle, sans larmes, sans soupirs… » (page 125).
La métaphore de la porte étroite se double alors pour le lecteur de celle de l’entonnoir, en ce sens que pour espérer franchir cette porte, il faut s’alléger, brûler ses vaisseaux, se dépouiller et cheminer dans un couloir qui rétrécit progressivement. Le narrateur parle d’ailleurs de « s’arracher les ailes » à propos de la transformation qu’il constate chez Alissa. La religion est réapparue vers la fin du récit.
À suivre.
07:30 Publié dans Écrivains, Gide André, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
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