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03/11/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique VI

Décidément ce livre de Jacques Laurent m’aura donné du fil à retordre, non pas qu’il soit difficile à lire ou abscons, bien au contraire ; mais il est concis et synthétique au point que j’ai été tenté d’en faire un compte rendu exhaustif, quasiment une paraphrase ; de plus, le point de vue de l’auteur reste assez « fuyant », en ce sens qu’il approuve ou désapprouve tel ou tel mot, telle ou telle transformation du sens, tel ou tel emploi, telle ou telle mode, au gré de ses préférences à lui, qui ne sont pas toujours complètement argumentées. 

Ce qui frappe, c’est la grande connaissance de la langue de l’Académicien, qui en appelle tantôt à Littré, tantôt à Voltaire, et connaît l’étymologie et le sens originel des mots. Le chapitre VIII est ainsi pour lui l’occasion de disserter sur « abîmer », « gêner », « étonner », « énerver », « denture » et « dentition », « inclinaison et inclination », « impressionné », « ouvrir », « susceptible », « emprise », « empire » et « empreinte », « mappemonde » et enfin « compendieusement », pour dire ce que lui évoque tel mot et proposer de le garder ou de l’abandonner. Beaucoup de subjectivité dans tout cela… 

Le chapitre IX est consacré au style, en particulier à l’obligation qui nous était faite, au collège, d’éviter les répétitions (on a constaté plus tard, en lisant des manuels américains, que ceux-ci usaient et abusaient des répétitions, rendant leur lecture fastidieuse et lassante). Or, dit Laurent, nos ancêtres, tels Vaugelas et Pascal, ne condamnaient pas la répétition, l’encourageant même quand le mot en valait la peine. Plus tard, une sorte de perfection formelle fut recherchée, à travers des « règles de style » auxquelles nous devions nous soumettre. À cette occasion, André Gide en prend pour son grade, accusé de « sacrifier la précision de la pensée à un mouvement de coquetterie ». Ça tombe bien car j’ai lu cet été un livre de Gide dont je vous parlerai prochainement. Et a contrario, Molière demandait de « sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ».

Jacques Laurent reproduit aussi une page de « Le Rouge et le Noir », dans laquelle Stendhal multiplie comme à plaisir les répétitions, qui pourtant ne l’avaient pas choqué lors de ses centaines de lecture de cette page, fasciné qu’il était par le texte et par l’histoire. En revanche, une page d’une nouvelle de Mérimée l’avait arrêté à cause d’une incohérence dans la narration, bien plus gênante qu’une répétition. Et le verdict tombe : « Mérimée, contrairement à Stendhal, prêtait une haute valeur à la forme ; il écrivait froidement minutieusement, et son imagination était vide ».

Êtes-vous Mérimée ou Stendhal ? Flaubert (la concision) ou Proust (la surcharge) ? Rousseau (la correction) ou Stendhal (la négligence) ?

Quant à moi, considérant Proust comme l’écrivain par excellence, j’avoue être séduit également par Albert Camus et Jean Giono, maîtres ès sobriété littéraire. 

Et vient enfin la conclusion, sous la forme du chapitre X. Il commence par un extrait du « Dictionnaire des racines des langues européennes » de M. Grandsaignes d’Hauterive. C’est l’aventure linguistique de la racine –ar « qui contient les notions de jointure et d’arrangement », que l’on trouve en français dans armoire, orteil, article, alarme, arithmétique, aristocrate, harmonie, artiste, inerte, rituel, artisan, etc. Puis il passe à la racine hug, à ye, à kap et à ghel et détaille leurs mille métamorphoses, les associations d’idée qui ont produit d’innombrables nouveaux mots en grec, en latin, en français, mais aussi en espagnol, italien, anglais et allemand.

Sleepings.jpgJe laisse au futur lecteur de cet opuscule le plaisir de découvrir l’anecdote « ferroviaire » qui le clôt. En fait Jacques Laurent ne conclut pas ; il demande « qu’on laisse aux mots la licence de rêver, comme nous, durant leurs longues nuits ». Après tant de tentatives de démonstrations cartésiennes, c’est dire que le fin mot (!) revient à la poésie et à la subjectivité. Et c’est bien pour cela que le livre brille seulement par son érudition et n’est d’aucune manière un manuel de « bien écrire »… 

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