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13/10/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique III

Souviens-toi, public : je te rends compte de l’une de mes lectures pendant cet été sec et surchauffé, « Le français en cage » de Jacques Laurent.

Arrivé au chapitre IV, je m’étais calmé : après tout, le tout nouvel Académicien protestait contre la tyrannie largement répandue (en tous cas dans les établissements scolaires des années 60 et 70) qui consistait à prohiber l’utilisation de certains mots ou de certaines expressions (voir mes deux billets antérieurs à ce sujet). Mais loin d’être un laxiste ou un « anarchiste du langage », Jacques Laurent manifestait seulement son aversion pour certains interdits, arbitraires et non justifiés selon lui, tout en exigeant le respect de formes pour lui indispensables (dont la syntaxe). 

Ouf ! Après tout, il annonçait la couleur sur la quatrième de couverture : « (…) Je me décide à dénoncer les maniaques qui, pour donner l’illusion qu’ils maîtrisent le français, ont choisi arbitrairement, pour le défendre, des bastions malencontreux qui nous emprisonnent sans nous protéger ».

Dit comme cela, c’est acceptable et même louable, même si ce combat contre les « maniaques » me semble moins vital que celui contre les « destructeurs », les snobs, les désinvoltes, les paresseux et les ignorants (encore que les ignorants, à tout moment, puissent apprendre ; et on ne leur en voudra donc pas). Et je ne me sens pas visé par cette dénonciation des "maniaques du langage". 

Le chapitre 4 du livre se propose de remettre Littré, la référence de beaucoup d’érudits, à sa juste place, c'est-à-dire celle de son époque : « ne jamais tenir ses jugements pour définitifs » (ce qu’ils n’étaient pas et ne voulaient pas être) (page 55). Il donne l’exemple du mot « fruste », qui signifie « effacé » mais qui, contaminé par « rustre » (NDLR : cette explication est bizarre...), est employé pour dire « rugueux ». Vaincu par l’usage, Jacques Laurent s’était effacé (jeu de mots !) et avait renoncé à employer le mot dans ses écrits, de peur d’être mal compris. Il en profite pour brocarder ceux qui « prennent un sombre plaisir à conduire des barouds d’honneur où ils prouvent l’héroïsme de leur solitude et cherchent le droit de mépriser les coupables qui les entourent » (page 57). 

Grenouille à disséquer.jpgEt de donner des exemples similaires (glauque, glabre, acolyte, énerver, s’avérer…), mots dont le sens a changé et qu’il est aujourd’hui fort difficile d’employer dans leur acception première, sauf à paraître pédant ou à ne pas être compris du tout. Le paragraphe sur « énerver » m’a particulièrement réjoui parce qu’il m’évoque un échange avec mon professeur de sciences naturelles de 5ème, suite à un cours sur la grenouille… Je lui avais demandé, après le tripatouillage d’un pauvre batracien, si le mot « énervé » avait à voir avec les nerfs que l’on venait de chatouiller. Agacée (jeu de mots !), elle m’avait envoyé balader avec mépris… Or, que raconte Jacques Laurent à ce sujet ? « dans son acception stricte (…), (c'est) un affaiblissement qui, au propre, est provoqué par l’ablation des nerfs et, au figuré, par une diminution de l’énergie (…). Aujourd’hui, ce mot désigne couramment l’excitation, l’exaspération, donc un état opposé à celui que la langue classique entendait rendre » (page 59). Quel que soit son sens, il y a donc bien filiation entre "les nerfs" et "énerver". D’ailleurs le préfixe « ex » qui subsiste dans le « é » initial rappelle qu'il y a bien eu "ablation des nerfs". Satisfaction à des dizaines d’années de distance et conclusion : les profs de sciences-nat ne sont pas des lexicographes.

 

Un peu plus loin, Laurent fait du Dutourd en pestant contre le détournement volontaire du sens de certains mots : « Tout se passe comme si le mot juste, parce qu’il est trop juste, soulevait le cœur des jeunes qui, pressés de s’approprier la langue en la modifiant pour le plaisir, la saccagent innocemment (…) et réussissent à la fois à exterminer difficile et à faire oublier la portée pourtant unique et irremplaçable d’évident » (page 61). On pourrait lui dire que pourfendre « c’est pas évident » (au chapitre 4) et défendre « par contre ou baser sur » (au chapitre 1) procède d’une logique à géométrie variable… Il s’en rend compte et écrit à la fin du chapitre : « il y a du neuf utile et (ou) agréable, et du neuf qui est malheureux ». Débrouillez-vous avec cela ! 

Mais je me retrouve entièrement d’accord avec Jacques Laurent quand, à l’ouverture du cinquième chapitre, il déclare : « L’envahissement de notre vocabulaire par celui des Anglais, le plus souvent des Américains, et à l’occasion par des mots angloïdes, inventés par des Français à qui le français ne plaisait pas, appelle peut-être un jugement de la sorte » (page 65). Nous y voilà. 

Le chapitre entier n’apprendra rien à mes lecteurs les plus fidèles. Jacques Laurent dénonce, derrière l’emploi de self-service à la place de libre-service, les snobs qui ont préféré un temps le mot anglais, derrière les mots américains du cinéma, le triomphe d’Hollywood, derrière l’anglicisation de la Belle époque et de l’entre-deux-guerres, la préciosité de la bonne société. Alors qu’il aurait pu citer les tics de Madame Verdurin, il préfère parler des aventures d’Arsène Lupin : « lorsque le grand monde est dépeint, les mots anglais affluent dont la plupart ont disparu sans que leur visite nous ait causé le moindre tort. Ainsi en est-il des garden-parties » (page 67). Réaliste, il légitime sandwich, wagon et shampoing mais concentre sa sévérité, comme nous autres, sur l’adoption insidieuse de tournures syntaxiques étrangères comme « sincèrement vôtre » (sincerely yours), l’invasion des adverbes, le recours systématique au passif et au gérondif, la disparition du retrait typographique pour signaler un nouvel alinéa. 

Et il conclut, comme nous autres, sur « le droit que possède chacun de lancer, comme Diderot, des néologismes » (page 71). (NDLR : on pourrait lui reprocher cette expression curieuse « lancer un néologisme », dans la mesure où certains condamnent « démarrer un projet »…).

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