19/02/2015
La langue diplomatique de la finance
Dans les Échos du 16 février 2015, il y a un long article intéressant sur la langue très particulière qu’utilise la banque centrale européenne (BCE), avec les mêmes subtilités que la Réserve fédérale américaine.
On se souvient des messages pittoresques d’Alan Greenspan au monde économique et financier : « Si vous m’avez bien compris, c’est que je me suis mal exprimé » et « l’exubérance irrationnelle des marchés ».
Eh bien Jean-Claude Trichet hier et Mario Draghi aujourd’hui ont adopté cette même façon de parler, toute en nuances, en euphémismes et en sous-entendus plus ou moins mystérieux ; les marchés, c’est-à-dire les analystes, les investisseurs, les dirigeants, ont appris (?) à interpréter les augures et les paroles du Sphinx…
Des chercheurs ont étudié, en anglais of course, les mots de la BCE utilisés comme instrument de politique monétaire (« More than words : communication as a new monetary Policy instrument », M. Galardo, C. Guerrieri, Université Carli).
Ce langage à subtilités et connotations, même si elles sont faites pour être correctement décodées, langage-métier comme il en existe dans tous les domaines, est digne d’intérêt et digne de recherches universitaires ; ma seule réticence est que c’est de l’anglais pratiqué par un Italien, même s’il est passé par Goldmann-Sachs ; ce n’est donc pas une langue « maternelle » que l’on étudie mais un globish. Un de plus.
Regardons-y de plus près néanmoins…
La BCE cause plus, deux fois plus entre 2002 et 2014, lors de sa conférence de presse. 40 % du temps est consacré à expliquer la décision ou la non-décision du jour. Dans la synthèse qui est publiée, les mots, adjectifs et adverbes employés, sont importants mais aussi le temps des verbes, et particulièrement le futur (rappelons ici que le futur sert à parler d’événements certains dans l’avenir), depuis que la BCE donne des « éléments prospectifs » (forward guidance). Soit dit en passant, il faudrait que M. Didier Michaud-Daniel (Bureau Véritas) nous explique en quoi forward guidance est plus précis que « éléments prospectifs »… Donc la BCE affirme par exemple : « les taux d’intérêt vont rester bas pendant une période prolongée ».
Le journal écrit « Une politique monétaire non orthodoxe peut nécessiter un nouveau langage propre, avec ses codes, constructions et formulations ».
Sous J.-C. Trichet, on employait les mots prix, stabilité, « surveiller de près », anticipations d’inflation « ancrées » (?) et surtout vigilance. Ce dernier mot était un avertissement au marché sur l’imminence d’une hausse des taux d’intérêt…
Le béotien peut se demander pourquoi, dans la mesure où tout le monde sait décoder les mots-valises, le Président de la BCE ne dit pas directement : « attention, les taux vont augmenter »… Mais bon, il faut bien que ces technocrates nous fassent croire que leur discipline est très sophistiquée et donc justifient leurs émoluments. Il est certain que les ingénieurs qui construisent un pont, les médecins qui implantent un cœur artificiel, les physiciens qui expliquent pourquoi il y a des raies de sable dans le désert, n’ont pas besoin de ce genre d’artifice ; leurs résultats parlent pour eux (on ne peut pas en dire autant des résultats de la BCE).
Il y avait aussi « en ligne » (avec le mandat de la BCE) et « équilibrés » (pour parler des risques sur la stabilité des prix).
À partir de 2013, le mot « modéré » est souvent accolé à l’économie et à l’inflation et le mot « accommodant » a fait son entrée dans le vocabulaire, à propos de la politique monétaire de soutien.
La BCE a longtemps employé « un vocabulaire plus diplomatique, feutré et moins explicite » (ce qui veut dire trois fois la même chose) que la Réserve fédérale, qui a pour mandat une inflation basse avec une croissance forte, alors que la banque centrale européenne est obnubilée par l’inflation juste en dessous de 2 %. Mais comme cette dernière se lance dans l’assouplissement quantitatif, le journal pense qu’elle va adopter « des éléments de langage clairs, cohérents et crédibles », tout en se gardant des marges de manœuvre. « Communiquer n’est pas s’engager à agir irrémédiablement dans un sens donné ».
Encore plus fort : la tonalité des discours de la BCE est maintenant analysée par des logiciels ; chaque mot est noté ; plus sa note est élevée (« action appropriée », « alerte », « risque à la hausse », « attention »), plus la BCE est censée être dans un mode combatif contre l’inflation ! Si la note est basse (« risque à la baisse sur l’activité »), c’est la déflation qui est le danger.
Désolé Mao et désolé tristes sires de janvier 2015, le pouvoir n’est pas à la pointe du fusil mais au bout du crayon et au bout de la langue !
07:30 Publié dans Actualité et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)
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